« Je suis, mon cher savant, si docte aux Voluptés,
Lorsque j’étouffe un homme en mes bras redoutés,
Ou lorsque j’abandonne aux morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et robuste,
Que sur ces matelas qui se pâment d’émoi,
Les anges impuissants se damneraient pour moi ! »

– Baudelaire, Les métamorphoses du vampire (extrait)

« Clairement, le crowdfunding est en train de tout changer. » Ainsi parlait Nelyhann, auteur en chef et éditeur des Ombres d’Esteren, lors de son atelier de Geekopolis consacré à l’édition de JdR. Si la prophétie demande encore à se concrétiser pleinement, elle ne fut pas démentie par le succès triomphal des éditions Sans-Détour pour L’Appel de Cthulhu 7 (au-delà de toute attente). Logiquement, d’autres acteurs du petit monde rôliste tentent à leur tour de toucher le jackpot, comme Agate RPG qui vient d’acquérir la licence mythique de Vampire : Le Requiem pour en publier la deuxième édition française.

Ma relation avec Vampire est ancienne et ambivalente. La Mascarade fut le décor de mes toutes premières parties, auquel je revins tardivement et toujours dans le rôle du joueur, cette fois sur Le Requiem. Jamais je ne suis passé derrière l’écran, ce qui fait de Vampire l’un de mes jeux réguliers que je connais le moins bien. Bref, j’entretiens avec lui la même relation qu’avec un vieil ami, pas si connu que ça.

La réédition de Vampire par Agate RPG ne pouvait donc que titiller la Bête en moi. Je saisis l’occasion qu’ils me donnèrent d’interviewer les Maîtres de l’Élisée Clovis Fremont, Gaëtan Jacquemin et Benjamin Torval, pour discuter de cette deuxième mouture et du monde rôliste en général.

Voici le fruit de nos échanges.

Rencontre avec Agate RPG

Saint Epondyle « Agate RPG est une petite maison d’édition, notamment éditeur des Ombres d’Esteren. Quels sont les avantages du financement participatif pour un projet comme la deuxième édition française de Vampire ?

Agate RPG Sans le financement participatif, la petite structure qu’est Agate RPG ne pourrait pas se permettre de sortir un tel jeu de rôle. Notre blog détaille les coût d’une telle licence : entre le travail de traduction, maquette, l’impression, il faut un budget de 50.000 euros… et cela ne compte pas le coût d’acquisition de la licence.

Votre campagne de financement ne parle que de Vampire : le Requiem. Faut-il comprendre que le jeu s’affranchit de son univers-cadre, Le Monde des Ténèbres ? La nouvelle édition restera-t-elle compatible avec les autres jeux de la gamme (Loups-Garous, Mages, Changeling…) ?

« Le livre de base suffit pour jouer. »

Il ne s’en affranchit pas, mais cette nouvelle édition de Vampire : le Requiem, comme toutes les futures nouvelles éditions des gammes du Nouveau Monde des Ténèbres, est un « stand alone book », comprendre qu’elle se suffit à elle-même. Pas besoin d’un livre de règle en plus, le livre de base suffit pour jouer : sur les 300 pages, il présente l’univers et le système. Par contre, elle reste toujours dans cette lignée du Nouveau Monde des Ténèbres et sera compatible avec toutes les autres secondes éditions.

Secondes éditions que vous comptez sortir également si Vampire était un succès (ce qu’on vous souhaite) ?

Nous nous concentrerons d’abord sur la gamme Vampire : Le Requiem avec la sortie des suppléments Reap the Whirlwind (qui comprend un scénario d’introduction ainsi qu’un récapitulatif de toutes les règles pour commencer à jouer), Secret of the Covenants (qui se concentre sur les liens qui unissent les ligues entre elles et qui proposera beaucoup de nouveaux outils pour creuser celles-ci) et A Thousand Years of Night (qui offrira les outils nécessaires tant pour jouer un personnage ancien que pour les intégrer efficacement à vos chroniques).

Pour les autres gammes, c’est loin d’être inenvisageable. En premier lieu, la nouvelle édition de Werewolf : The Forsaken nous intéresse fortement avec l’accent qui y a été mis sur l’importance de la chasse, sur l’équilibre que doit trouver un Uratha entre son côté matériel et son côté spirituel, et sur la création de la meute des personnages joueurs : garous et totem évidemment, mais aussi tous les autres personnages qui tournent autour (les esprits, les parentèles, les humains, la famille, les amis, etc.) Comme pour Vampire, un vrai retour au source pour ce jeu qui le mérite vraiment.

« Les nouveautés se focalisent sur l’expérience vampirique, ce que ça fait d’être un vampire. »

La deuxième édition du Requiem laisse entrevoir un monde plus sombre et plus violent. Pouvez-vous nous parler des nouveautés ? Quelle est l’intention derrière ces changements ?

Les nouveautés se focalisent sur l’expérience vampirique, ce que ça fait d’être un vampire. Aux USA, il est décrit comme jeu « de drame personnel et d’horreur viscérale ». Ce parti-pris est servi par un univers et des outils qui valorisent l’expérience narrative du jeu de rôle. Les vampires sont plus puissants, ont une plus forte dépendance au sang, leur relation aux mortels s’est complexifiée, les Stryges sont apparus, etc. Le pari est largement réussi pour ce nouveau Requiem qui a été salué de l’autre côté de l’atlantique. C’est ce qui nous pousse aujourd’hui à vouloir le faire exister en France.

Pouvez-vous être plus concret (quels sont ces outils narratifs, les nouvelles règles qui amplifient le roleplay vampirique…) ?

D’une part, les vampires sont plus puissants et plus « vampiriques » si j’ose dire. Vous pouvez voir dans le noir, pouvez renifler le sang à distance et entendre les battements de cœur des personnes proches. Si une source de dégât n’est pas d’origine surnaturelle, vous ne prendrez quasiment aucun dommage. Vos Disciplines sont plus efficaces aussi, avec par exemple la possibilité de créer des illusions horrifiques dès le premier niveau de Cauchemar. Vous pouvez même acquérir des faiblesses supplémentaires liées aux mythes des vampires, comme l’impossibilité de traverser l’eau courante ou l’impossibilité de briser des toiles d’araignée. Tout est fait pour rappeler tout du long du jeu que vous êtes un vampire : un puissant prédateur nocturne qui a besoin de sang humain pour survivre.

« On passe d’une rédemption de la condition vampirique à un simulacre de la condition humaine. »

Les outils narratifs qui amplifient cette sensation se concentrent principalement sur le besoin d’un lien à l’humanité, en sachant que l’Humanité du personnage est maintenant différente. Le but n’est pas d’être moralement humain, mais de ne pas s’éloigner de la façon de penser d’un humain. On passe d’une rédemption de la condition vampirique à un simulacre de la condition humaine.

Les Stryges (des morts-vivants possédés) sont présentés comme les antagonistes principaux des PJs dans cette nouvelle édition… quelles répercussions cet ennemi commun va-t-il avoir sur les luttes de pouvoir si caractéristiques du jeu ? Vampire deviendrait-il un jeu d’action / aventure ?

Disons que le Stryge vient compléter la panoplie d’antagonistes du jeu en donnant un ennemi volontairement plus puissant et très dangereux envers les Damnés. Tel qu’il est présenté, sa menace seule suffit à faire que la société vampirique se sert plus les coudes que dans la première édition.

L’action a toujours fait partie de l’univers de Vampire, au même titre que le mystère, l’intrigue et le drama, mais ici on est plus dans un jeu violent que dans un jeu de combat. Les rares confrontations physiques se résolvent toujours d’une manière sale et dégradante pour les personnes impliquées.

Doit-on quand même s’attendre à des nouveautés sur le volet politique ? De nouvelles alliances, clans, ou lignées ? Peut-on avoir un aperçu ?

Moins des nouveautés que des mises à jour, les ligues ont été réécrites par exemple ! Elles ont maintenant toutes accès à un pouvoir surnaturel exclusif. De plus leurs idéologies ont été étendues et clarifiées. Prenons l’Invictus : auparavant ce n’était qu’une sombre parodie de la haute société féodale, maintenant c’est toujours le cas, mais ils sont aussi devenus les défenseurs auto-proclamés de la Mascarade et conservent précieusement les secrets permettant de lier des vampires ensemble par un Serment.

Pouvez-vous nous parler de la « niche rôliste » d’un point de vue d’éditeur ? Quelles sont les spécificités de ce public atypique ?

La communauté rôliste est passionnée et exigeante. C’est une petite communauté mais elle est très active et impliquée : il suffit de voir le nombre de conventions organisées chaque année ! Je dirais que la grande spécificité de ce public est qu’il est autant créateur que consommateur.

« La grande spécificité [du public rôliste] est [d’être] autant créateur que consommateur. »

Et justement, comment peut-on vivre quand on est éditeur, avec un public plus rapide à écrire ses propres jeux qu’à en acheter de nouveaux ?

Agate RPG est un tout petit éditeur qui n’a encore aujourd’hui, après plusieurs années d’existence, aucun employé. Nous sommes avant tout des passionnés. Nous avons tous des activités à côté de celle de l’édition de livres de JDR. Pour la nouvelle édition de Vampire : le Requiem, il nous a semblé dommage que le public francophone passe à côté de cette édition que nous nous sommes lancés dans l’aventure.

Mais soyons réalistes : un tel projet est très risqué et l’utilisation du financement participatif est un moyen de savoir si cette aventure est viable financièrement. Et quand on dit « viable », c’est-à-dire un projet qui ne va pas couler la société qui, par ailleurs, édite le projet Les Ombres d’Esteren. Sur un autre registre, l’une de nos volontés est de payer correctement les gens qui vont travailler sur cette gamme, en particulier les traducteurs : le financement participatif pourrait nous le permettre car Agate RPG n’aurait pas pu supporter seule ces coûts.

Pour conclure, on pourrait dire que le financement participatif peut justement permettre à des projets très différents de simplement exister. Le Nouveau Monde des Ténèbres le mérite en France !

On entend souvent que le JdR va mal. Pourtant, l’ébullition des communautés rôlistes et geek en général, et les récents succès du financement participatif semblent dire le contraire. Alors quoi, ça va si mal que ça ?

Certains disent que le jeu de rôle sur table est mort ou à l’agonie (la faute aux jeux vidéos, etc.) ; pour d’autres la population rôliste vieillit et se tourne avec nostalgie vers les vieux jeux remis au goût du jour. Mais depuis quelques années, nous observons un véritable renouveau, un nouveau public se tourne vers ce loisir qui, il est vrai, réclame un certain investissement en temps pour en profiter : il faut lire des livres parfois épais, s’imprégner d’un univers, faire des recherches sur une époque et se mettre à créer des scénarios, des personnages…! Et surtout les gens se rendent compte que la moitié des créateurs et artistes de la fameuse scène « geek » (de films, séries, bande-dessinées…) sont souvent d’anciens rôlistes !

Le jeu de rôle est en train de changer de statut : il commence à intégrer l’université, les enseignements dans les écoles de jeu vidéo, etc. Nous sommes très loin de la stigmatisation des années 90. Les choses changent. »

-Propos recueillis par Saint Epondyle-
Un énorme merci à Clovis Fremont, Gaëtan Jacquemin et Benjamin Torval des éditions Agate RPG, pour m’avoir donné l’occasion de leur poser mes questions. Cet interview s’est fait à leur initiative mais n’a été ni influencé, ni sponsorisé.

Autour du projet :

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