Image de couverture : Daniel Warren Johnson.
Dans mon article précédent, Ce que Sombre m’a appris sur l’écriture de scénarios, j’évoquais comment ce jeu « embarque » d’énormes pans de règles, univers et conseils dans le texte même de ses scénarios. Au point de s’en tenir à un tronc commun assez concis et fluctuant, qui se trouve développé dans chacun des scénars et comptes-rendus.
Le scénario peut donc presque devenir un jeu autosuffisant. Il ne lui manquera que le cœur du système de résolution de Sombre, qu’on peut expliquer en quelques phrases à peine. Bref : les scénarios de Sombre ne sont plus si loin de ce qu’Anthony Combrexelle « Yno » appelle un « shooter » : un « cocktail de contexte » pour jouer tout compris.
Ce qui, si l’on est taquin, peut amener à se poser la question…
Sombre existe-t-il ?
J’ai écouté dernièrement le podcast de La Cellule consacré au jeu. Je le savais controversé et je voulais me faire un avis. Dans cet épisode les participants testent le jeu (hors micro) et le débriefent après-coup. C’est donc à cette occasion que Romaric Briand prolonge ma remarque précédente de façon un peu provoc’. Puisque Sombre, dit-il, s’adapte au scénario (via les règles maisons, les variantes etc.) alors le scénario est le jeu tout entier. Et puisque Sombre ne propose pas d’univers dédié, on pourrait aussi bien y adapter un système de résolution générique (comme FATE ou Corpus Mechanica de Yno, encore lui) pour jouer ses scénarios. Bref, pour Romaric forçant un peu le trait : « Sombre n’existe pas ».
Vous vous en doutez, je ne suis pas vraiment d’accord avec lui. Car si le jeu se veut générique (donc remplaçable) pour jouer de l’horreur cinématographique, il ne l’est à mon sens pas tant que ça. Sombre est taillé pour jouer de-l’horreur-où-l’on-meurt-à-la-fin. Au-delà de la richesse des sous-genres, il favorise quasi-systématiquement les scénarios de survival (ou plus récemment de slasher) : ceux où les PJ meurent nombreux. Sombre n’est donc pas si générique pour jouer de l’horreur ; car il exclut « by design » les récits plus inattendus que l’on peut obtenir avec des jeux à la Millevaux (Thomas Munier). J’ai souvenir d’une partie d’Inflorenza Minima qui, à ce titre, nous à surpris au-delà de nos attentes – ce qu’une conclusion en climax-massacre n’aurait pas permis. C’est d’ailleurs une critique récurrente qui est faite à Sombre à ma table : quelque-soit l’histoire, le genre, les personnages, ça se finit en bain de sang. A moins, il est vrai, de trouver des astuces de mise en scène comme dans l’excellent scénario Void Spider (et sa boucle temporelle).
Mais peu importent ces considérations terminologiques. Sombre excelle dans l’horreur cinématographique, et calque toute sa proposition ludique sur les films d’horreur de manière à les émuler. Le jeu fait ça parfaitement, et savoir s’il est générique ou pas n’a finalement que peu d’intérêt. Là où la remarque de La Cellule me chiffonne, c’est qu’elle semble exclure les scénarios de la définition du jeu. L’erreur est de croire que Sombre est un jeu… auquel des scénarios seraient joints à titre d’illustration – comme c’est souvent le cas dans l’édition rôliste (où les scénarios sont souvent écrits pas des auteurs différents de ceux du jeu). Les scénarios ne sont pas annexés au jeu : ils sont le jeu. Ou du moins ils en font partie intégrante.
On pourrait croire à une pirouette rhétorique pour défendre un jeu que j’adore. Il n’en est rien car vraiment les scénarios de Sombre participent à la richesse de l’ensemble. Mieux : ils portent l’essentiel de la richesse du jeu. Chaque mécanique, chaque effet recherché y est décrit avec grand détail, et feedback complet de leur utilisation. (Combien de jeux plus classiques se contentent de fournir un scénario sans expliquer son objectif, l’ambiance recherchée, le type de partie qu’on est censé en faire ?) En jouant La nuit sans été (Sombre 7) qui exploite la mécanique des secrets (Story deck), j’ai été conquis par les nouvelles possibilités de roleplay qui s’ouvraient grâce à lui. Le scénario n’est pas une illustration, c’est la mise en forme appliquée et expliquée d’une mécanique efficace que j’ai pu réutiliser dans mes propres parties, mes propres scénarios, et même dans d’autres jeux.
De quoi Sombre est-il donc le nom ?
Sombre est un mode de vie. Sans rire : ce jeu est une façon de vivre le jeu de rôle, au delà des films d’horreur et des parties qu’on y pratique directement. Un mode d’appréhension du médium qui choisit son univers de référence (les films) et construit autour de celui-ci. Comme je l’expliquais dans mon article précédent, c’est ce jeu qui m’a appris à réfléchir à ma partie avant, pendant et après, à ce que j’en attendais (pour moi, pour mes joueurs), pour l’organiser vers des objectifs narratifs et d’ambiance bien précis.
Ramené au jeu lui-même, Sombre est un recueil de conseils, de briefs et de débriefs, de comptes-rendus et de scénarios qui expliquent comment l’auteur / meneur écrit son jeu, comment il le mène, et pourquoi ça marche (ou pas). C’est une mine d’inspiration, très loin de se limiter au système de résolution, qui arme les meneurs pour écrire et mener vers l’émulation de scènes et genres bien précis, certes, mais que chacun pourra amender et hacker comme il l’entend. C’est un jeu et tout à la fois un discours sur ce jeu, qui montre concrètement comment il est fait, qui invite le néophyte sous le capot. Le rêve de n’importe quel game-designer amateur, débutant ou pas… que chaque meneur tend un peu à être vue la propension du milieu à cuisiner les parties à autant de sauces que de tables. Il y a dans Sombre une alliance du théorique (sur le récit horrifique) et du pratico-pratique (sur la partie, comment la mener etc.) qui applique à la règle l’un des leitmotivs éditoriaux du jeu : pas de gras, que de l’utile et de l’applicable ici et maintenant. Pourquoi en conclure que tout ça ne serait pas « le jeu » ?
Conclusion : playtest or die tryin’
Ceci étant dit, je garde une réserve sur la méthode de Johan Scipion, l’auteur, telle qu’il l’explique, la porte et l’incarne dans son jeu.
Johan est un adepte du playtest intensif, et ne publie rien sans arriver au niveau de polissage maximum garantissant une certaine perfection du texte. Forcément, lorsqu’on quitte « la partie du samedi soir » et qu’on édite ses scénarios pour les vendre, il y a un minimum (un maximum) de qualité à garantir… et donc de tests à effectuer. Là dessus, rien de plus normal. Je crois pourtant que la différence d’approche va au-delà. Pour en avoir papoté avec lui, Johan cherche à améliorer intrinsèquement la qualité du scénario en tant que produit fini (à vendre), mais aussi de l’expérience de jeu autour de la table. D’où les comptes rendus de parties et les conseils publiés dans les numéros de Sombre. Il cherche à proposer un matériel qui soit optimisé pour fonctionner, qu’importe le meujeu et qu’importent les joueurs. Si on y joue by the book, c’est censé tourner. En tous cas tourner suffisamment pour tenir la route même avec des joueurs novices et un meujeu sous valium.
Evidemment, l’intention est louable. Et c’est sans doute le positionnement qui se justifie en tant qu’auteur, que de chercher à passer le flambeau à celles et ceux qui s’empareront du jeu. Je continue pourtant de croire qu’aussi impeccablement testé soit un scénario, il n’est qu’une partie de l’alchimie globale qui aboutira à une bonne ou une mauvaise partie. On a tous eu des scénarios minables portés par une table en feu… et des tables léthargiques jouant des histoires dignes d’un Oscar. J’aime et je désespère de croire que la recette ultime de « la partie réussie » nous échappe forcément un peu, et que tous les conseils, recettes et playtests du monde ne seront jamais capables de créer le courant électrique qui porte (ou saborde) la magie narrative et les moments de grâce que nous recherchons. Ce quelque-chose qui jaillit !… ou brille par son absence. Qui combine l’énergie, la fatigue, l’amitié, les rivalités, le feeling, l’ambiance du lieu, le hors-jeu, l’étincelle du moment (retrouvailles ou der des ders ?)… l’ingrédient mystère ou plus exactement le juste dosage de tous ces ingrédients bien connus que nous n’avons de cesse de cuisiner tantôt avec bonheur, tantôt en vain.
~ Antoine St. Epondyle
quand je dis qu’on peut tout faire avec le matos de Sombre , pas de limite en jeu quel qu’il soit , juste une question d’interprétation et de compréhension , bon aller j’y retourne , j’ai de Sombre aventures à boucler :)
Je ne suis pas trop d’accord ; ou alors c’est se forcer à utiliser le mauvais outil narratif pour arriver à ses fins. Comme dans le dicton moisi : « lorsqu’on a qu’un marteau, tous les problèmes ressemblent à un clou ».
Chaque jeu sert à arriver à certains types de parties. Tous ne sont pas bons / ou ne nous correspondent pas, mais personnellement j’aime avoir ma petite « trousse à outils », une ludothèque qui permettent daller vers telle ou telle partie selon les ambiances voulues.