« C’était un décor paisible et idyllique mais,
sachant ce qu’il cachait, je me prenais à le haïr. »
– HP Lovecraft
Dans leur écrasante majorité, les JdR prévoient un système d’évolution des personnages dans le temps. L’idée est de les faire progresser lors de campagnes longues, et d’étoffer leurs compétences en même temps que leur roleplay. Comme dans la réalité, ils créent du lien et accumulent du vécu, souvent transcrit dans le jeu par les « XP » : les points d’expérience.
La plupart des jeux, à commencer par Donjons & Dragons, considèrent l’évolution comme une augmentation linéaire des capacités du personnage. Quand je gagne un niveau dans Donj, j’améliore mes capacités, j’obtiens de nouveaux sorts… Bref je deviens plus puissant, et c’est normal car Donj est un jeu épique dans lequel les personnages deviennent des demi-dieux capables d’affronter les forces du mal. La plupart des jeux classiques, comme Le Monde Des Ténèbres par exemple, reprennent cette logique de montée en puissance progressive.
Pourtant, il existe un autre jeu qui utilise un principe de progression très différent et parfois mal compris par les joueurs. L’Appel de Cthulhu est un jeu d’investigation occulte, et non de combat. Il fait donc appel à des mécanismes très différents en plaçant la connaissance au centre de l’évolution des personnages. Fragiles et conscients de l’être, ils sont donc contraints de marcher sur la corde raide entre instinct de survie et soif de découverte.
Car dans Cthulhu, la fragilité est double. Et l’évolution des personnages se fait forcément en se confrontant à l’adversité, risquant sa vie et sa raison. La santé physique fonctionne comme dans les autres jeux : il faut faire en sorte de s’épargner pour éviter de mourir bêtement. Comme le jeu n’est pas -a priori- héroïque, les joueurs n’ont jamais aucun intérêt à risquer leur vie, et doivent donc se montrer aussi prudent que possible. Même si « aussi prudent que possible » inclut parfois des scènes de bourrinage aveugle à coups de mitraillette Thompson.
Deuxièmement et c’est là le plus intéressant, il y a la santé mentale (SAN). L’erreur classique consiste à comprendre cette dernière comme une deuxième jauge de vie, destinée à être saquée par un meujeu sadique obsédé par l’idée de rendre ses joueurs fous à lier. Le personnage ne serait alors qu’une victime des blessures psychologiques infligées à sa raison, et comme pour la santé l’épuisement de la santé mentale signifierait un naufrage dans la démence, bref la fin du personnage.
Bon d’accord, il y a peut-être un peu de ça.
Mais si la santé mentale était un doublon de la santé physique, elle serait totalement redondante.
Dans L’Appel de Cthulhu, la connaissance des vérités occultes du Mythe est le fondement du jeu et l’objectif de nombreux scénarios. La santé mentale matérialise le prix à payer pour cette connaissance. Lire un livre occulte, rencontrer un shoggoth gorgé de hideur, explorer une cité préhumaine sont autant d’événements risqués pour l’équilibre mental des personnages, mais qui peuvent les aider sur la route ardue de la connaissance du Mythe ! Ce sont justement ces péripéties-là qui les feront progresser dans l’intrigue, bien plus que de rester au chaud dans la salle des professeurs de l’université Miskatonic. Aussi pour progresser, les personnages doivent se mettre en danger non pas physiquement (ils n’y ont souvent pas intérêt) mais psychologiquement. C’est là qu’ils découvriront les clés du Mythe, c’est là qu’ils pourront apprendre des sortilèges et c’est là qu’ils pourront convoquer des horreurs extradimensionelles pour leur demander un coup de pseudopode. Bref, ils deviendront plus puissants, et avanceront dans le scénario.
Pour autant, la santé mentale n’est pas non plus une vulgaire jauge de mana, que l’on dépense sans compter pour obtenir divers effets magiques. Comme je le disais ci-dessus, la perte de santé mentale n’est pas anodine, elle peut provoquer des chocs psychologiques et des lésions mentales permanentes. Et puisque la diminution de cette jauge peut-être volontaire, subie, où entre les deux, c’est aux joueurs de la gérer avec finesse pour obtenir le maximum tout en évitant de se perdre dans la folie.
La compétence « Mythe de Cthulhu » illustre exactement cette idée. En acquérant de la connaissance du Mythe, le personnage détruit irrémédiablement des points de santé mentale, qui ne pourront plus être récupérés. Au départ les pourcentages concernés sont anodins, mais de moins en moins. Ainsi, un vieux professeur rompu à la connaissance du Mythe est mécaniquement très fragile mentalement. La connaissance se paye par une fragilité accrue aux horreurs qu’elle révèle. Une idée éminemment lovecraftienne !
Pour moi, c’est ce qui fait l’intérêt principal des parties longues de L’Appel. Alors que les héros de Donj amassent des trésors en gravissant à la force de l’épée les marches de la gloire, les investigateurs de Cthulhu descendent l’escalier enténébré de la folie, essayant à chaque marche de lever un peu plus le voile sur le Mythe sans se rompre le cou. Chaque degré descendu augmente le risque de ne plus pouvoir remonter, mais permet aussi d’en découvrir un peu plus. En jouant avec des personnages récurrents, le jeu devient un équilibre subtil entre soif de connaissance et niveau de démence consentie. Et bien entendu, la baisse de santé mentale doit se ressentir dans l’interprétation du joueur, et dans les troubles psychiques de son personnage. Telles des brebis sacrificielles du Mythe, les investigateurs suicident petit à petit leurs esprits sur la corde raide des savoirs interdits. Y plonger complètement signerait leur arrêt de mort, mais la tentation d’en apprendre plus -même un peu- est énorme.
L’évolution dans L’Appel de Cthulhu est donc largement basée sur cet équilibre subtil la carotte et le bâton (gluant). De même que le joueur peut aussi augmenter les compétences qu’il utilise souvent entre deux séances, la santé mentale permet d’illustrer la prise de risque psychologique, et de la récompenser par des capacités et des savoirs supplémentaires. Charge donc aux joueurs d’ « aborder le récit comme un radieux suicide »¹, et de profiter de la route vers les contrées de la folie pour regarder le paysage.
~ Antoine St. Epondyle
¹ Expression empruntée à Michel Houellebecq dans HP Lovecraft – Contre le monde, contre la vie.
La santé mentale, mes investigateurs pigent généralement bien ce que c’est et arrivent à jouer le délabrement qui suit les pertes (modérées, car je suis bon et généreux, il y a des preuves écrites et signées par rapport à ça). La compétence Mythe de Cthulhu, elle a toujours été difficile à représenter, joueurs et joueuses ne savent pas si ils doivent amplifier le jeu autour de leur(s) traumatisme(s), ou développer quelque chose de plus spécifique aux horreurs cthulhiennes.
Souvent, je leur laisse simplement l’aspect « connaissance utile » liée au Mythe, pour ne pas alourdir le rythme avec des crises pschologiques déjà bien nombreuses!
Personnellement, mes joueurs habitués à l’école D&D ont eu du mal avec Cthulhu au départ (et encore maintenant) à cause de ça. La logique de « brebis sacrificielle » a un peu de mal à plaire quand on est habitué à être un héros, mais je crois que le fait de jouer essentiellement en one-shot n’aide pas non plus à ce niveau.
Bon article.
Oui définitivement l’AdC n’a pas pour vertu d’édifier les personnages au rang de héros et le mode Pulp de la sixième édition n’y changera rien.
L’AdC est un pur jeu d’ambiance à mes yeux. L’atmosphère et l’angoisse sont primordiales selon moi pour mener une bonne partie.
Merci Katulusama !
Le problème avec « l’ambiance pure » c’est qu’assez vite les PJs vont attendre des événements d’aventure. En tous cas, les miens. Donc forcément, mes parties ressemblent plus à du pulp qu’a du Lovecraft pur jus. Ce qui ne m’embête pas plus que ça, Lovecraft est un auteur incroyable mais la relation que j’entretiens avec ses œuvres est assez personnelle.