Rencontre avec Pierre Rosenthal : 35 ans de jeu de rôle

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Shippensburg Adventure Camp, 1984. Photo via 2 Warps to Neptune.

« En général les gens veulent définir ce qui est, et ce qui n’est pas du JdR.
C’est pour faire une ségrégation, ça ne m’intéresse pas. »

Après avoir discuté de son implication chez Casus Belli, j’ai demandé à Pierre Rosenthal de me parler du monde du jeu de rôle (JdR). L’occasion de revenir sur 35 ans d’évolution d’un petit microcosme dont on dit qu’il est en crise permanente.

Révélation exclusive : ce n’était pas mieux avant.

Saint Epondyle « Tu as été témoin de l’évolution du « milieu rôliste » depuis les années 80. Qu’est-ce qui a changé ?

Pierre Rosenthal La qualité de la production a fait des bonds fabuleux. Au tout début, les toutes premières éditions de D&D (en 1974) étaient pourraves. Puis dans les années 80, on a eu droit à des parutions un peu plus correctes, même à petits budgets (comme INS/MV ou Hurlements : de la mini-production avec une certaine tenue). Mais si l’on retrouvait cette qualité de nos jours, on prendrait un peu ça pour du foutage de gueule. Les gens sont plus exigeants à tous les niveaux : le jeu lui-même mais aussi la maquette. Aujourd’hui D&D c’est des trucs fabuleux, tout en couleurs quadri, ça a pris des proportions de marque culte. Mais c’était pourri au départ.

Le troisième film D&D est annoncé d’ailleurs.

Ah, mais le premier est une bouse ! 

Les deux premiers en fait.

Voilà.

Il y a eu une professionnalisation au moins de la production, peut-être moins de la distribution (les boutiques), je ne sais pas. Et pourtant les ventes sont beaucoup moins nombreuses ! J’ai parlé récemment avec des gens qui veulent éditer un jeu, à mon époque un petit ou moyen tirage pouvait se vendre entre 1 500 et 5 000 exemplaires. Aujourd’hui, ils visent entre 200 et 600.

Alors sans doute que D&D continue de très bien se vendre, mais même L’Appel de Cthulhu ne fait plus les chiffres qu’il faisait dans les années 1980. Les jeux les plus vendus ont été Mega et SimulacreS parce que Mega est paru dans Jeux et Stratégies et s’est donc écoulé à 200 000 exemplaires. Pour SimulacreS on a fait trois éditions dans Casus et tout cumulé on a dû arriver aux alentours de 40 ou 50 000 exemplaires. Cthulhu et INS/MV aussi devaient tourner dans ces eaux là, en étant vendu en boîte dans les boutiques de jeux.

Et pourtant L’Appel de Cthulhu 7 a crevé le plafond lors de son financement participatif…

Oui, mais avec combien de financeurs ? Les gens ont dépensé beaucoup d’argent mais ils n’y a pas eu 20 000 contributeurs [il y en a eu 3 766, NdStEp] ! Peut-être atteindront-ils ces chiffres après leur sortie en boutiques, mais à l’époque ils vendaient bien plus, et pendant des années.

On est passé d’un milieu où l’on vendait plutôt bien des ouvrages amateurs ou semi-pros, à des tout petits tirages de qualité professionnelle, même pour des jeux inconnus. (Tiens, récemment j’ai acheté Steam Shadows, un jeu steampunk super bien foutu que j’ai pris pour les illustrations et parce que l’éditeur était sympa. J’ai voulu le soutenir mais je n’ai même pas eu le temps de le lire. C’est très beau à feuilleter mais ils ne doivent pas en vendre beaucoup.) Le tournant de cette évolution a du être Nephilim dans les années 1990. Pour la première fois les auteurs ont essayé de faire un jeu presque artistique, avec un vrai concept graphique.

La démocratisation des outils de PAO y est surement pour beaucoup, mais elle n’explique pas tout. Il faut du talent pour faire une belle maquette et je ne parle pas des illustrations. Par exemple, récemment mes amis m’ont parlé d’un jeu soi-disant génial et m’ont dit d’aller l’acheter pour le soutenir. J’ai trouvé ça d’une laideur absolue, mais comme le type était sympa j’ai acheté le livre. Je peux me permettre de claquer 20 euros de temps en temps. Quelqu’un qui a plus de mal va vraiment vouloir y jouer, vérifier que ça vaut le coût.

J’avais calculé (avant de dépenser 170 euros pour l’édition Prestige de Cthulhu 7), que j’ai dépensé seulement 380 euros pour mes dix premières années de JdR. Et on a joué dessus à 10 ou 12. 

J’avais quand même claqué pas mal de sous sur D&D, pour des scénarios et des suppléments. Mais ça restait vachement moins cher que d’aller au cinéma ou d’acheter des disques. Il se trouve que je ne suis pas un super grand écrivain pour inventer des histoires, mais je connais des gens qui ont acheté les bouquins de base uniquement, et jamais une campagne. Par exemple Alexandre Astier à acheté Warhammer mais pas de scénario du commerce, il voulait écrire ses propres histoires comme aujourd’hui il écrit ses pièces et séries télévisées.

C’est un problème pour les professionnels qui veulent vivre du JdR. Il faut que les gens continuent à en acheter. Tu ne fais pas tourner une industrie, ni même un artisanat avec tes 38 euros par an pour une table de dix.

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Portrait of young geeks playing D&D, 1982. Photo via 2 Warps to Neptune.

Et pourtant, le domaine se professionnalise…

Les outils permettent de faire mieux. Et le public s’habitue à des parutions de qualité. Quand D&D s’est mis à faire de la quadri et à employer des illustrateurs de fou, les semi-pros ne pouvaient plus proposer – dans le même rayon – un truc plus cher parce qu’imprimé en France, mais écrit en Times New Roman noir sur fond blanc. (Bien sûr on peut faire des choses superbes en noir et blanc, comme Vampire au début, mais là je parle vraiment de problèmes de qualité.)

C’est pareil qu’au cinéma, tu as le « gros » mainstream : D&D, Cthulhu d’un côté ; et de l’autre une myriade de petits éditeurs qui tirent des jeux microscopiques à 50 ou 60 exemplaires, qu’ils ne vendent qu’en PDF. Et le jeu vit comme ça. Pas ses auteurs bien sûr, qui doivent travailler à côté, mais le jeu existe et il est joué. Les gens qui font du cinéma indépendant triment pendant dix ans sur un film qui ne sera vu que par 1 500 personnes, ils doivent ressentir la même chose. Et ça n’a rien à voir avec la qualité, un jeu fait par un type tout seul peut être beaucoup mieux qu’un blockbuster.

D’ailleurs, une grosse différence entre l’époque où je faisais mes jeux et maintenant, c’est qu’on travaille beaucoup plus en équipe depuis les années 90. C’est arrivé avec Siroz (devenu Asmodée), qui s’est mis à faire des jeux non pas de commande mais d’éditeurs comme Nephilim ou INS/MV. C’était différent des jeux d’auteurs comme Croc où moi, qui faisions absolument tout sauf les illustrations. On travaillait comme un auteur de roman qui fabrique son truc de A à Z. Aujourd’hui c’est beaucoup plus collégial.

C’était la conclusion de l’atelier de Nelyhann (rédacteur en chef des Ombres d’Esteren) à Geekopolis : il concluait sur la nécessité de bien s’entourer pour concevoir un jeu, de constituer une équipe avec des talents variés et complémentaires.

Entrent ensuite en jeu les questions de tempérament, et la personnalité de chacun. Certains n’aiment pas bosser à plusieurs, d’autres ne veulent faire que les dessins ou écrire les scénarios… Ils faut composer avec tout ça.

Malgré cette professionnalisation, le JdR reste confidentiel.

Oui et non, car il essaime dans plein de domaines. On ne s’en rend pas toujours compte mais il y a plein de gens qui connaissent le principe du jeu et qui pratiquent. Lorsqu’on parlait JdR a mon époque, on devait expliquer longuement parce que personne ne savait ce que c’était. Maintenant la question ne se pose plus pour beaucoup de monde. Il paraît que Vin Diesel est un gros fou de D&D par exemple, et il l’assume comme il le ferait pour le poker ou du golf.

Si ça n’est pas un loisir de masse, c’est que ça demande trop de temps et d’investissement. On ne peut pas faire une démo en une demi-heure comme pour un jeu de société. D’ailleurs ces derniers ont connu un retour en grâce après Magic. Si certains demandent encore de passer trois quarts d’heure à installer le plateau plus cinq heures de jeu, la plupart tournent autour de trente minutes à une heure au total. Tu n’as pas de JdR aussi rapide, même si l’on avait essayé avec SimulacreS. Pour cinquante francs tu avais les règles, un écran, des prétirés et un scénario de quatre à huit heures. Mais c’était déjà une mini-campagne car les gens n’ont jamais voulu d’un one-shot. Avec ce format tu es déjà obligé de jouer deux séances de quatre heures, ou trois de deux heures et demi. Bref c’est chronophage. Avant on jouait avec mes copains de huit heures à minuit, aujourd’hui on joue deux heures à peine, et comme on ne se voit pas souvent une campagne entière nous occupe un an et demi au lieu de six mois.

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Portrait of an Older Geek Learning to Play D&D. Photo via 2 Warps to Neptune.

Chez nous, on s’est fait une spécialité de jouer des journées entières, jusqu’à douze heures de suite. Mais on a du mal à tenir la durée.

J’ai joué des week-ends entiers, du samedi matin au dimanche soir avec tout juste une pause pour dormir… [rire]

Tout ça pour dire qu’on ne peut pas concurrencer le tarot ou le Miniville surtout que tout le monde connaît les règles et qu’on peut y jouer au pied levé. On n’a pas encore trouvé la formule qui permettrait au scénario de se générer lui-même sans aucune préparation. Même T.I.M.E Stories demande un scénario écrit à l’avance. Et dans tous les cas tu as besoin d’un MJ, enfin selon ma conception du JdR dans laquelle c’est un MJ qui fait jouer un scénario à des joueurs. On n’a pas de jeu en boîte, dont on peut improviser une partie sans rien connaître sur une ou deux heures.

Ce qui s’en approche le plus à ma connaissance, ce serait La Rose Noire, le jeu de société des Ombres d’Esteren. Ils fournissent des roleplays de personnages dans la boîte du jeu, plus un scénario d’enquête type Cluedo qui se renouvelle au hasard à chaque fois. Libre à chacun de jouer son rôle ou pas, mais à part ça c’est un pur jeu de société.

Oui, et pourquoi pas ! Ça rappelle Les Loups Garous de Thiercelieux, dont certains pensent que c’est du JdR. Pour moi ce n’en est pas. Mais je ne vois pas trop l’intérêt de vouloir définir les choses trop précisément. Lorsqu’on me demande une définition du JdR, je réponds souvent « Mais pourquoi faire ? » En général les gens veulent définir ce qui est et ce qui n’est pas du JdR. C’est pour faire une ségrégation, ça ne m’intéresse pas.

On devrait appliquer ça a tous les sujets, comme l’éternel débat entre fantasy et science-fiction ! La vraie question devrait plutôt être « est-ce-que c’est bien ou pas ? »

Je t’assure que dans les années 70, c’était super important de savoir si c’était l’un ou l’autre. Les gens s’écharpaient ! »

-Propos recueillis par Saint Epondyle-
Un énorme merci à Pierre pour m’avoir accordé un interview-fleuve dont vous venez de lire le deuxième extrait thématique. 

6 Commentaires

  1. une seconde partie de l’interview encore très éclairante pour les incultes de l’histoire du jdr (tels que celui se situant entre mon clavier et mon siège) ! À propos de la diffusion du jeu de rôle dans le grand public, j’aimerais attirer l’attention sur la série de vidéo réalisés par le joueur du grenier, bob lennon et consorts sur youtube, « Aventures ». Ça peut paraître anecdotique, mais avec plusieurs centaines de milliers de vues (dont une bonne partie reste tout au long des nombreux épisodes), ils contribuent à faire connaître le jeu de rôle -qui fait plus partie de la culture geek « old school »- à un public très vaste de geeks « new generation » qui ne partagent pas forcément la même culture que les premiers. presque immédiatement après avoir fait ce constat j’ai pu en avoir un exemple concret puisque sur les 4 joueurs de ma table actuelle de jdr (qui s’est formé début août) un seul avait été initié (et encore, par moi) directement au jdr, et le reste s’était retrouvé là grâce à ces vidéos (de plus j’étais sur qu’ils étaient motivés puisque pour ma part je ne les avais pas trouvé si passionnantes). Désolé du pavé un peu fini dans la précipitation, sur ce vive l’internationale lénino-chtulhiste et la bise.

  2. In Nomine Satanis / Magna Veritas était un vrai jeu de qualité. Je l’ai encore. Je ne sais rien du JdR actuellement mais il semble vivre puisque j’ai vu des réécritures de classiques comme la campagne infaisable de Chtulhu Les masques de Nyarlathotep (à l’époque on avait tous trois PJs par joueur pour éviter de ne pas jouer au bout d’un demi scénario). Mes enfants ont été initiés lors d’un week-end jeux de société, en faisant des parties de une heure une heure trente et ils adorent. Mon fils regarde le joueur du grenier et ça l’ouvre à d’autres formes de jeux, puisqu’il aime ça depuis toujours et qu’évidemment c’est un fan de jeux vidéos et de retro gaming aussi. Personnellement j’ai eu le sentiment que Magic a tué tout ça (d’ailleurs, j’ai dü jouer à un de ses succédanés avec Yu Gi Oh il y a des années).

    Mais c’est vrai qu’il y avait un côté fanzine que j’aimais bien, malgré la qualité des illustrateurs de Casus Belli, Oriflam et Chroniques d’Outre Monde. Ce que j’ai vu récemment me semble très beau, très pro, très cher.

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