Ce texte est la version réécrite de mes notes pour la table ronde « Les jeux peuvent-ils servir les avenirs de l’humanité » à laquelle j’ai participé à Paris en 2021. Voir le replay.

Agentivité

On pourrait définir les jeux comme des dispositifs et ensembles de règles destinés à rien d’autre que le plaisir que leur respect nous procure, seul ou collectivement. Ce qui différencie les jeux des autres formes narratives (quoique tous ne sont pas narratifs) est la notion d’agentivité : le fait pour les participant.e.s du jeu d’intervenir sur le déroulement de ce qui se passe, ou est narré.

Comment donc s’exerce cette agentivité ? A quelles fins ? Avec quelles conséquences ? Les jeux sont affaires de choix. Choix que les règles et le dispositif ludique dans son ensemble vont rendre possibles, orienter et/ou empêcher. Ce qui rend les jeux éminemment politiques en ce qu’ils flattent, encouragent ou dissuadent certains comportements. Politiques en ce qu’ils permettent de tester ces comportements en les projetant dans un cadre strictement délimité comme autant de prototopies, des prototypes de mondes à tester, pour reprendre le terme de Yannick Rumpala dans Hors des décombres du monde.

Par exemple le jeu de rôle Vermine 2047 permet particulièrement de tester des scénarios de relations humaines, d’évolutions du monde et de contraintes à dépasser ensemble. J’ai même écrit un article complet sur le sujet.

Exploitation, gestion et affrontement

Il est donc légitime de questionner les logiques dominantes des jeux auxquels on joue, car si l’on veut se questionner sur la manière dont ces derniers nous permettent de penser l’avenir, il faut déjà comprendre comment ils nous permettent de penser et d’agir en leur sein.

En gros l’affrontement, la gestion et la recherche de performance sont des points communs quoique représentés sous des formes très différentes d’une énorme majorité de la production ludique, qu’elle soit vidéo, de société ou de rôle. Quels rapports au monde, aux autres, à la Terre et à soi sont véhiculés par ces jeux que nous aimons tant ? Que penser des jeux auxquels on joue sans y penser, et qui nous font dévaster l’environnement pour massacrer nos adversaires (Starcraft, Age of Empires, presque tous les STR), choisir qui laisser mourir de froid et de faim (Frostpunk) ou tuer toute la population sur notre passage dans le cadre d’un contrat d’assassinat mafieux (Hitman) ou teinté d’un héroïsme discutable (Assassin’s Creed) ?

frostpunk
Frostpunk, jeu de gestion survivaliste volontairement « gritty ».

Ne nous méprenons pas.

Les jeux (vidéo ou autre) ne rendent PAS violent. Ce n’est pas vrai, et d’ailleurs plus grand monde ne le prétend aujourd’hui. Mais en tant que prototypes de mondes à tester et à explorer, ils ont des effets intradiégétiques (en leur sein) et extradiégétiques (sur leurs joueurs et joueuses). Des effets indirects, au même titre que toute les fictions, comme le démontre très bien Anne Besson dans Les pouvoirs de l’enchantement. Jouer à des jeux de guerre ne va pas nous envoyer dans les rangs de l’armée (encore que), ni nous faire reproduire les scènes de guerres que nous aurons jouées. Par contre, cela va générer des effets d’habituation et de perpétuation de certaines logiques déjà bien ancrées, c’est à dire je le répète des logiques de performance, de gestion, de confrontation, d’agressivité et aussi de coopération et de créativité. Des logiques tout à fait propres au système capitaliste néolibéral qui est le nôtre, et qui président à la production de ces jeux. Alain Damasio, dans une masterclass que j’animais avec lui au Forum des Images disait exactement ça : peu importe si ton jeu prétend porter un scénario et un propos pacifiste, par exemple, si ses mécaniques sont entièrement tournées vers le combat le jeu ne véhiculera que de la baston. Et ne vaudra donc pas mieux qu’un jeu assumé comme tel. (On pourrait faire le même reproche aux films de guerre antimilitaristes qui fétichisent tellement leur objet de critique qu’ils en viennent à le défendre et l’iconiser malgré leur discours explicite.)

Bref ; à la question « comment les jeux peuvent-ils servir les avenirs de l’humanité ? » je répondrais qu’ils ne le peuvent pas tant qu’ils continueront à perpétrer les mécanismes mêmes qui font les caractéristiques du présent : l’exploitation (des humains, des animaux, des milieux), de l’affrontement, de l’optimisation gestionnaire et capitaliste basée sur la croissance illimitée.

Question de genre

Il faut dire que la plupart des jeux, vidéo, de société ou de rôle, sont contraints par un rapport limitant à leur époque (forcément) mais aussi à leur genre ludique, qui conditionne leur identification par le public et donc leur commercialisation dans une palette de possibles large mais tissée de clichés, habitudes et stéréotypes. Les standards de chaque genre (la fameuse montée de niveaux des RPG, typiquement) sont souvent reproduites sans remise en cause et sans réelle réflexion à leur sujet. On se bat, on exploite et on monte de niveau parce que c’est le genre qui veut ça, et que c’est une bonne mécanique de jeu, éprouvée, connue, très efficace.

Hitman
Hitman, excellente série de jeux d’action / infiltration ; et pas la dernière pour fétichiser la violence, le meurtre, les armes à feu… et les rendre très fun.

Comment donc créer des jeux capables de modifier notre rapport au monde, de développer de nouvelles compétences, de nouveaux regards et de porter des récits alternatifs à la norme (pas forcément « positifs » attention) ? Comment « empuissanter » les joueuses et joueurs par le gamedesgin et la diégèse pour porter des valeurs différentes ?

Il y a de nombreuses barrières à ça. Et sans rentrer dans le détail ici on constatera déjà l’ampleur du défi qui consiste à rendre un jeu fun en se privant volontairement des mécaniques de gamedesign non seulement éprouvées (le combat typiquement) mais qui participent également à définir les critères du fun depuis l’invention du médium. La course au score, au frag et à la montée de niveaux étant très bien ancrée dans les esprits et très travaillées pour produire cet amusement. On ne le dira jamais assez, de nombreux jeux sont violents et fun, ou fun parce que violents. Cet excellent épisode de Game Next Door l’explique très bien.

Or, puisque les jeux vidéo sont issus de l’industrie vidéoludique et nécessitent des coûts de production très importants et une commercialisation massive ; on peut sans doute se dire que des jeux plus expérimentaux et novateurs sur le plan du discours et des valeurs peuvent aussi voir le jour dans des artisanats ludiques aux mains plus libres. Au hasard, le milieu du jeu de rôle.

Autres émotions

Avant même de considérer l’impact politique de nos jeux et fictions, on pourrait déjà explorer avec plus d’attention les sentiments et émotions nouvelles que ces derniers peuvent nous procurer et nous permettre d’explorer. Car ce sont largement les sentiments qu’ils nous procurent qui font que les jeux méritent d’être vécus (à commencer par le plaisir de jouer).

En jeu de rôle, pour parler d’un domaine que je connais bien mieux que les jeux vidéo, on peut constater le tout petit nombre de jeux qui traitent des sentiments, de l’intériorité, des relations humaines en dehors de logiques purement utilitaires (obtenir des infos) ou d’affrontement. Pourtant et sans forcément qu’on veuille tomber dans des histoires uniquement mélodramatiques typées « film français », les sentiments intra (des personnages) ou extradiégétiques (du public) sont généralement consubstantiels de la notion même de récit dans TOUTES les formes narratives non ludiques. Les histoires d’amour, de revanche, d’amitié ou de haine structurent l’énorme majorité des films et des romans, mais nos jeux les éludent avec soin, peut-être par peur masculiniste de la vulnérabilité qu’ils induisent (voir cet excellent article de Tiramisu), peut-être par simple reproduction des mêmes schémas d’histoire fainéants (voir cet autre article). Toujours est-il qu’en les contournant, ces jeux se condamnent à reproduire des fictions mécaniques, où des actions sont accomplies, des enjeux sont posés et élucidés, en dehors de toute dramatisation ou de tout questionnement psychologique, philosophique… et donc politique quant aux effets de ces actions. On reproduit les mêmes schémas d’histoire et mécaniques de résolution encore et encore.

Pour trouver des jeux qui traitent explicitement de ces sujets, et amènent donc à jouer différemment, on peut bien sûr se tourner vers la production indépendante, plus riche et fertile à ce niveau (voir Happy Together ou La vie de l’absent par exemple). La vaste scène indé du jeu vidéo est également riche de projets de ce style. C’est le cas des acclamés Gris, jeu de plateforme sans combat, ou du formidable It Takes Two, jeu coopératif et comique sur le couple et le divorce. Malgré leur succès, ces projets demeurent toutefois très minoritaires par rapport à la taille de leur industrie respective. Peut-être pourront-ils jouer un rôle d’exploration et d’inspiration.

gris jeu video
Gris, un magnifique plateformer sans combat, sur le thème du deuil.

Comment donc les jeux peuvent-ils nous permettre de penser le monde et l’avenir ? Peut-être en rendant éminemment efficaces, funs et puissantes des mécaniques de jeu basées sur des logiques et des sentiments à même de servir les grands enjeux du siècle. Comment rendre fun ou au moins puissante et intéressante la prise de conscience écologique ? La compassion envers son prochain plutôt que l’affrontement armé ou économique avec lui ? La compréhension du milieu pour vivre en symbiose avec lui (déjà plus facile) ? Il me semble que nous avons ici une matière immense et prometteuse à explorer et à expérimenter pour nos jeux du futur ; entre science-fiction explicite et découverte de nouvelles sensibilités et façon de jouer.

~ Antoine St. Epondyle

Pour voir le replay de la table ronde :

L’épisode de Game Next Door sur les flingues :

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