Rencontre avec Pierre Rosenthal : JdR, cinéma et littérature

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Avengers Fantasy redesign, par DenisM79

Après avoir discuté de son implication chez Casus Belli et de l’évolution du milieu rôliste, il fallait bien que Pierre Rosenthal et moi-même pratiquions une passion séculaire : le débat autour des imaginaires. Le JdR touche à tous les domaines, et on a vite fait de déborder vers le cinéma, le jeu vidéo, le comics et la littérature.

Voici la retranscription d’une discussion comme il y en existe depuis l’invention des mythes, des légendes et de la bonne bière belge.

Saint Epondyle Si d’après toi le JdR ne peut pas être grand public, ce n’est pas le cas du jeu vidéo un autre de tes domaines de prédilection au regard de ton travail chez Blizzard.

Pierre Rosenthal Oui mais attention, le jeu vidéo recouvre des domaines très nombreux ! La plupart sont des Candy Crush, des shoot’em up, des jeux de plateformes… Les jeux de rôle vidéo sont une sous-catégorie, et les MMORPG une sous-sous-catégorie. Même s’il y a des points de contact entre jeu de rôle et jeu vidéo, il n’y a pas de rapport immédiat. Pour les game designers par contre, il y a plus d’argent à se faire dans le jeu vidéo.

Quelque-soit le métier, en fait.

C’est pour ça que tant de gens y vont, en dehors du fait qu’ils sont passionnés. Quand mon activité dans le JdR s’est arrêtée, je me suis retourné vers le jeu vidéo parce que je pouvais parler avec les gens de ce domaine. On parlait « jeu » en général, j’avais une certaine légitimité. Et puis je savais que je serais payé à la fin du mois, alors qu’en persistant dans le JdR, j’aurais peut-être dû retourner travailler dans l’informatique, ou je serais passé dans la presse people !

On est d’accord. Comme sur le fait qu’il y a une différence majeure entre le JdR et le jeu vidéo, en tant que média. Par exemple, en grand fan de Cthulhu, je suis persuadé qu’il n’y aura jamais un jeu vidéo, ni un film, réussi sur le sujet. Car on ne peut pas y montrer l’horreur.

C’est mon problème avec Lovecraft : quand je le lis j’ai l’impression qu’il ne sait pas ce qu’il décrit. La première fois que j’ai vu des illustrations de Cthulhu je me suis dit « impossible qu’il ait imaginé un truc aussi ridicule ». Tu sais, les tonneaux sur pattes, ça me fait plus rire que peur. Ça me rappelle Dark Star, un film parodique dans lequel il y avait ce genre de monstres. C’était ridicule, tu ne peux pas avoir peur une seule seconde.

Dans certains films lovecraftiens, ils arrivent à faire un peu peur avec des sortes de chauve-souris à tentacules, c’est vaguement répugnant mais pas terrifiant au point de nous rendre fous.

En jouant à Cthulhu ça m’est arrivé, perdu en essayant de décrire une Maigre Bête de la Nuit, de montrer le dessin à mes joueurs.

Quelle erreur !

Mais non, ça dépend avec qui tu joues. Ceux qui ont vu tous les monstres de D&D, de toute façon ils n’auront pas peur. Autant leur montrer.

Pour ce qui est du suspense, je me rappelle bien d’être allé voir le premier Alien au cinéma alors qu’on ne savait pas du tout ce que c’était. On avait entendu quelques rumeurs, mais rien de très sûr. Le fait de ne pas voir le monstre pendant les trois quarts du film, ça te fait flipper ta race !

C’est sûrement le film lovecraftien le plus réussi. Avec The Thing et quelques autres.
On sait qu’on peut faire peur dans le JdR. On peut faire beaucoup de choses, mais est-ce qu’on peut TOUT raconter ?

Tu es limité par le système de résolution (ce que tu peux faire ou pas) et par les règles de l’univers. Dans Cthulhu par exemple, tu ne peux pas réutiliser des connaissances découvertes au XXIe siècle si tu joues dans les années 1920. A chacun de décider si un personnage peut (ou pas) avoir eu une idée issue de la technologie ou de la science moderne. C’est l’univers qui te restreint. Ensuite il y a les règles du jeu : tu ne peux pas sauter de 15m à  moins d’avoir des pouvoirs spéciaux, qui sont alors balisés par les règles. Tu fais ce que tu veux, à l’intérieur du cadre.

Il m’est arrivé de jouer un Cthulhu, où mes joueurs se doutaient bien qu’ils trouveraient des indices dans le livre de comptes de la boutique d’en face. Mais ça les gonflait, alors ils se sont dit « notre objectif c’est devenir riches » et ils sont allés braquer la banque à la place. On a passé la soirée à préparer l’attaque de la banque, je ne voulais pas les brider. Du coup j’ai improvisé des difficultés supplémentaires liées à cette histoire. Le scénario n’a même pas été foutu puisqu’ils n’y ont pas touché. Ils sont tous morts à la fin, mais ils étaient contents.

J’ai connu ça aussi.

Ce genre de détournement, dans un jeu vidéo, on ne peut absolument pas le faire. Le cadre est rigide.

Ça peut quand même devenir un handicap pour le Meujeu, si les joueurs ne sont pas dans le même état d’esprit. Je me suis parfois dis « quitte à vouloir tout contrôler, autant écrire un roman ».

Greg Stafford a fait l’inverse : comme il n’arrivait pas à écrire un roman, il a écrit un jeu de rôle (Le monde Glorantha). Moi-même quand je n’arrivais pas à écrire un roman de SF, j’ai écrit un jeu qui s’appelait Athanor. J’adore construire des univers mais écrire des histoires c’est un métier très différent.

Si tu vas sur le site Tartofrez, tu trouveras tous les interviews et la thèse de Coralie David. Sa problématique traite de ça : « Est-ce que la littérature et le JdR ont des points communs ? »

http://www.tartofrez.com/podcast-these-coralie-david/

Il y a des points communs entre les deux, mais aussi des différences fondamentales. En caricaturant je dirais que la littérature est une histoire vue par les personnages, alors que le JdR est un bac à sable dans lequel des gens vivent des aventures. Tu peux avoir plein de recoupements, des romans et des jeux qui se passent dans le même univers, qui s’en inspirent. Mais une partie de JdR ne donnera jamais un roman.

Ah mais si !

Mais ce sont des romans pourris !

Mais non, Gagner la Guerre le roman de Jaworski est basé sur son univers de D&D, comme Les Chroniques de la Lune Noire en bande-dessinée…

Ça a été réécrit ; regarde Dragonlance au départ c’est un JdR. Les premiers romans sont super mal écrits, et plus l’écriture s’améliorait moins c’était jouable ! Je n’ai pas lu Gagner la Guerre, mais si tu pars de là pour en faire un scénario de JdR, je te parie que ça ne marche pas.

Effectivement, déjà à cause du personnage unique.

On peut se servir du roman pour tester les limites d’un univers. Comme Mathieu Gaborit qui disait « le jeu de rôle m’a servi pour être carré dans la conception du monde, ne pas me contredire, ni raconter des conneries ». Mais est-ce que ça sert dans l’esprit romanesque qui permet de faire un roman, je suis convaincu que non.

Il peut y avoir des exceptions bien sûr, mais l’esprit n’est pas le même. Savoir raconter une histoire et savoir créer un jeu c’est très différent.

Ça me rappelle les films Marvel : ça ferait des parties de Donj’ rigolotes, avec plein de personnages hétéroclites qui s’envoient des vannes en se bastonnant, mais les films sont d’un mauvais…

J’ai surtout adoré Spiderman, je suis fan du personnage depuis tout petit et je l’appelle encore « l’Araignée ». J’ai beaucoup aimé le personnage du rédacteur en chef J. Jonah Jameson, il est exactement ce que j’imaginais quand j’étais petit. L’acteur le surjoue à peine  entre le cinéma et la BD, c’est parfait.

Tu ne dois pas trop aimer la « nolanisation » des superhéros ? C’est-à-dire le style sombre, réaliste et violent des derniers Batman notamment.

Ça dépend. C’est une erreur par exemple dans Star Trek, qui est un univers coloré et positif au contraire de Batman qui est sombre, torturé, et qui marche bien tant avec l’univers baroque de Tim Burton que le style réaliste des Dark Knight. Celui avec Double Face a des personnages tellement superbes que le film est colossal. A part peut-être les courses de bagnoles qui durent trente-cinq minutes et qu’on pourrait sacrément raccourcir.

Par contre, Superman je le préfère en quadricolor, bleu pétant. C’est dans l’esprit du personnage, c’est un héros positif qui doit s’accompagner d’un univers adapté. Si tu regardes les westerns, il y a plusieurs époques aussi ; le style à la John Wayne, puis les westerns spaghetti de Sergio Leone… J’aime bien les deux, mais c’est différent.

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Justice League western redesgin, Superman, par DenisM79

Vouloir que tous les films soient standardisés autour d’un style sombre et violent n’est pas une bonne idée. D’accord pour deux ou trois films, mais ils ne doivent pas tous être comme ça. Je suis contre le fait de standardiser, chaque univers doit avoir ses propres codes et moi je préfère que Star Trek reste positif. Ça me fait chier que ça devienne sombre et désespéré… C’est pas comme ça ! Idem pour Star Wars, c’est un peu le même esprit : Jar-Jar Binks, les petits nounours, le grand robot et le petit robot, l’extraterrestre gluant qui fait des blagues… C’est presque du dessin animé.

Nolan pourquoi pas, mais pas n’importe où. Mon Batman préféré reste le premier de la série, Batman Begins avec Ras Al Gul… Au départ Gotham est colorée, agréable… et petit à petit ça s’assombrit. Quand il revient vingt ans plus tard tout est devenu très glauque. C’est scénarisé, c’est très bien fait.

Finalement, en JdR, cinéma ou littérature, le style doit être au service de l’univers ?

Au service du propos. Il faut un truc à dire et se poser la question de ce que le public en retirera. En JdR, mes joueurs aiment Donjons & Dragons parce qu’ils aiment tuer des trucs, gagner des trésors et des points d’XP.

Tous les joueurs veulent ça, non ?

Pas tous ! Ils veulent ça quand on joue à Donj’, mais quand on essayait de jouer à Cthulhu où à INS/MV ça se passait différemment. Chaque jeu a son univers et certains amenaient au roleplay et d’autres à du porte/monstre/trésor. Avec les mêmes joueurs.

Chez moi ça a longtemps été l’inverse : on jouait à des jeux très différents mais le niveau général de roleplay et d’ambiance se nivelait très vite. On faisait la même chose partout, les mêmes vannes ressortent dans Cthulhu, Vampires, Donj

Et j’imagine les archétypes de personnage, les joueurs qui prennent toujours la même chose et qui se comportent pareil quelque-soit l’univers.

On arrive à l’une des limites du JdR non ?

Peut-être. Moi j’ai quatre ou cinq archétypes de personnages que je joue régulièrement, même si parfois j’ai été tenté de changer radicalement pour essayer d’autres trucs. Au final, l’important est d’être bien dedans, comme des chaussures. Si tu veux frimer avec quelque-chose de super extravagant, comme quinze centimètre de talon, tu sais bien que tu ne les mettras pas tous les jours, tu ne feras pas une campagne avec. Par contre ça peut faire un effet de style le temps d’une soirée, pour rigoler.

Certains jeux essaient de faire passer des concepts. Dans mon jeu Athanor, les personnages n’arrêtent pas de muter et ce qui compte c’est qui tu es au fond de toi, pas ton apparence physique. Dans un jeu de superhéros le concept pourrait être d’avoir tous les pouvoirs possibles, pour faire des trucs épiques. Je n’ai jamais joué à Sens de Romaric Briand, son concept est d’apprendre des notions de philo aux joueurs pendant la partie. A condition de trouver des joueurs qui adhèrent à ce principe, pourquoi pas ?

Tout le monde ne peut pas aimer tous les types de jeux, à toi d’aller chercher les joueurs à qui ça plaira, de leur présenter le jeu et de le jouer d’une manière qui conviendra à tout le monde. Avec des scénarios qui proposent des dilemmes moraux pour jouer des cas de conscience, ça peut être très intéressant.

Il y a des jeux qui tuent ça dans l’œuf. Dans Donjons & Dragons pas de dilemme moral : tu fais une « Détection du Mal » pour savoir si tu as le droit de tuer le truc que tu as devant toi.

Oui mais je ne serais pas si dur avec D&D, comme ceux qui veulent absolument que ça ne soit plus considéré comme du JdR. C’est ce jeu qui a inventé la notion de progression de niveau, et donc l’addiction qui en découle et qui a fait son succès. Dans la première édition tu as déjà l’alignement, c’est un concept qui aide beaucoup les gens qui ne savent pas du tout comment jouer, le fait d’être un acteur, tout ça. Es-tu bon ou méchant ? Loyal ou chaotique ? Ça n’a l’air de rien mais en a peine neuf cases tu brosses tous les comportements des personnages d’heroic fantasy ! La notion d’alignement permet de systématiser la moralité des personnages, c’est pas rien.

C’est vrai. Et puis le jeu peut plaire à presque tout le monde. On peut faire du jeu de société pur et dur, figurines et quadrillages, ou très littéraire avec seulement des descriptions orales. Il faut plaire à tout le monde, mais les possibilités sont énormes.

Je m’arrange pour plaire à mes joueurs habituels. Quand j’étais pro, je faisais beaucoup de démo dans des conventions et sur des jeux différents. J’avais quatre ou cinq scénarios standards que je faisais tourner. En arrivant je demandais à la table s’ils préféraient le genre Merlin l’enchanteur, Inspecteur Columbo… Le Seigneur des Anneaux ça ne parlait à personne. Un des trucs qui a le mieux marché, c’était un univers de SimulacreS qui s’appelait « série télé ». A cette époque ça voulait dire La croisière s’amuse ou Starsky et Hutch… On jouait à fond sur les clichés, avec beaucoup de second degré. Pour une table de cinq je leur disais « il faut un chef, une femme et un noir » et ça faisait rire tout le monde parce qu’ils connaissaient les quotas hollywoodiens. Du coup chacun comprenait bien qu’il avait un rôle à jouer.

Quand j’initie des débutants à L’Appel de Cthulhu, je présente le jeu en leur disant que c’est une enquête d’épouvante et qu’ils joueront des personnes normales. Evidemment, je ne précise pas ce qu’ils vont se prendre sur la tronche pour conserver l’effet de surprise !

Lors de ma première partie de D&D, on a passé une heure et demie devant une porte fermée… « Est-ce qu’on va mourir ? », « Mais y’a quoi derrière ? », « Si on meurt est-ce qu’on refait les personnages ? »… Les débutants n’ont pas besoin de grand-chose.

Une fois, j’en ai mis quatre ou cinq en déroute totale. Ils se sont jetés à l’eau (en armure) depuis le pont d’un bateau, chevaux compris, à la flotte en pleine mer… A cause d’un seul gobelin qui les attaquait. C’est là que j’ai compris qu’il fallait reprendre à zéro.

-Propos recueillis par Saint Epondyle-
Encore un très grand merci à Pierre pour m’avoir accordé un interview dont vous venez de lire le troisième extrait thématique. 

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