Un an après notre rencontre, voici la deuxième partie de notre discussion avec Jemrys et Nel. Dans le chapitre précédent, ils s’étaient mis d’accord sur l’idée que le JdR doit être au service de son propos. Dans ce nouveau chapitre, il a été question des jeux dont le propos est… l’horreur ; à travers les exemples de Crimes, Within et des Ombres d’Esteren.
Nelyhann
Auteur, illustrateur et scénariste, Nel est chef de gamme des Ombres d’Esteren (son blog), le jeu de rôle médiéval gothique de référence. Depuis 2010 il a créé et fédéré l’équipe des Ombres, écrit et publié plus d’une dizaine de livres de jeu, et amorcé une conquête des Amériques. En 2016 il lance le bandcamp Esteren dédié aux bandes sonores du jeu.
Jemrys Rueff
Éditeur rôliste et co-gérant des Écuries d’Augias, Jemrys publie plusieurs jeux de rôles dont français Crimes et Within. En 2016, il a mené avec succès le financement participatif de la nouvelle édition de Crimes sur Ulule. Jemrys est également connu de nos services pour avoir été juré de notre concours de fifties horrifiques !
Écrire un jeu de rôles horrifique
Saint Epondyle Dans la première partie de notre discussion, nous avons parlé de l’importance d’un propos clair dans la conception d’un jeu. Pourtant, dans Les Ombres d’Esteren il me semblait que si le gothique / horrifique étaient le fondement du jeu, l’aspect psychologique était arrivé plus tard.
Nelyhann La dimension psychologique fait partie de l’horrifique. On peut interpréter comme on veut le terme « jeu d’horreur gothique » mais il faut encore et toujours se poser la question « qu’est-ce que ça veut dire ? », et surtout « qu’est ce que tu veux dire ? ». Le gothique, c’est les cathédrales, les corbeaux, la musique, le style vestimentaire… ? Et l’horreur, c’est quoi ?
Avec Les Ombres, nous sommes allé chercher la définition du mot « horreur », ça a été un vrai travail. Et d’autres jeux auront leur propre définition, mais nous nous sommes partis de celle du dictionnaire qui prenait cet exemple : un personnage est face à l’océan, et ressent une « sainte horreur » ; c’est à dire qu’il est sensible au grandiose de la scène, qui lui inspire une forme de respect presque sacré. Dans Esteren, c’est ce que nous avons traduit avec la question des secrets. L’horreur y est un inconnu que tu redoutes, qui est envahissant, oppressant, mais pas de l’horreur gore. En tous cas pas à la base.
En JdR l’horreur est souvent reliée aux monstres, non ?
Nelyhann Oui, et puis l’horreur est très associée au genre cinématographique. Nous avons voulu nous en détacher pour ne garder que ce qui nous intéressait, à aucun moment nous ne faisons référence aux films de « torture porn » (type Saw) par exemple, qui n’ont rien à voir avec notre propos. Nous sommes dans une lignée assez lovecraftienne, celle d’un sentiment mystique très intérieur.
Si je devais réécrire Esteren aujourd’hui, pour une deuxième édition par exemple, j’inclurais plus volontiers la question du romantisme dans le genre de la peinture allemande. Comme cette toile de Friedrich : Le voyageur contemplant une mer de nuages, c’est quelque-chose qui le dépasse et qui reflète en même temps son monde intérieur. On essaie de creuser ça dans nos scénarios, par exemple dans le livre 0 Prologue, avec les thématiques des rêves qui s’incarnent concrètement, par exemple.
En cherchant un peu, on peut pourtant trouver de l’horreur plus classique (au sens rôliste du terme) dans Les Ombres d’Esteren, notamment à travers la thématique des Féonds. Comment un jeu comme Crimes peut-il faire varier le sentiment horrifique sur plusieurs niveaux lui aussi ?
Jemrys Tout dépendra encore du propos du jeu. Par exemple, j’aime bien faire la distinction quand je dis que je publie un jeu d’horreur, Within, et un jeu horrifique, Crimes. On peut avoir des situations similaires dans les deux mais le système ne valorisera pas la même expérience de jeu dans l’un et l’autre.
Prenons un exemple. Imaginons une scène gore : les joueurs découvrent une victime dépecée avec les boyaux à l’air. Dans Within la tension est plus élevée d’un cran pour tout le monde, c’est un pot commun « d’horreur », toutes les actions des personnages seront influencées par le degré de tension de la scène. C’est un jeu orienté vers l’horreur cinématographique, avec un système sans dé basé sur l’interprétation, et donc avec très peu d’effets mécaniques distincts pour émuler la peur. Si l’on imagine la même situation dans Crimes, elle modifiera le comportement de chacun des personnages différemment en fonction de leur capacité à affronter telle ou telle scène, avec un système de jauges (Angoisse / Névrose / Psychose). Leur habitude éventuelle, ou leur sensibilité à un type de scène en particulier va impacter les personnages, et donc en termes de gameplay ils ne réagiront pas tous pareils. Tout un système de Tabous et de Passions gère ce point. Par exemple si le meurtre est un Tabou pour l’un personnage, la vue d’un cadavre assassiné le marquera beaucoup plus violemment qu’un autre PJ.
Dans Crimes on a donc d’une part le système qui va permettre une progression mécanique du sentiment horrifique, avec laquelle le meneur va pouvoir jouer en fonction de ses objectifs, et d’autre part tout une panoplie de conseils et de conventions à adopter et adapter en fonction de l’ambiance horrifique que l’on veut favoriser. On a donc découpé l’horreur en 6 grands genres (gothique, onirique, survival, occulte, psychologique, objectif) qui eux-mêmes reposent sur différents types de conventions (narratives, thématiques, personnages, décors). Ces genres vont permettre d’aborder l’horreur et le sentiment horrifique via divers biais qui peuvent être exploités seuls, pour approfondir un type de ressenti, ou combinés, pour jouer sur une progression du fantastique, de l’inconnu, voire sur une désorientation des personnages (et des joueurs) et le sentiment grandissant d’une perte de contrôle.
Si je devais résumer, je dirais que dans Crimes, puisque chacun vit l’horreur différemment, si les personnages peuvent être confrontés à une horreur qui vient de l’extérieur, la pire est probablement celle qui va venir de leurs propres perceptions et de leurs propres sentiments.
Nelyhann On peut aller très loin avec un système adapté. L’horreur c’est aussi tout ce que tu ignores : l’indicible, l’ombre, Cthulhu, ce qui peuple l’obscurité. A partir de là, l’un des fondements de l’horreur me semble être l’appréhension et l’inconnu. Ça laisse beaucoup de prises en jeu de rôle. C’est ce qui à motivé, dans Esteren, l’écriture des livres intégralement en narratif. Ce n’est pas une encyclopédie, mais des témoignages de gens qui te donnent leur vision du monde. Où est la réalité là dedans ? Le but est de laisser les joueurs se poser la question « est-ce que c’est vrai ? » Dans bien des cas, si ça l’est, ça devient vite flippant. Et sinon, ça peut l’être quand même, voire encore pire, car plus rien n’est sûr ! On joue avec l’inconnu, et donc ça fait travailler l’imaginaire.
Dans Esteren c’est le meneur qui gère la santé mentale, parce que si tu connais ton niveau de folie, tu as le pouvoir dessus. Lorsque ton meneur te dit que tu voies un fantôme, tu n’es jamais sûr si c’est vrai, si tu as des hallucinations, si tu es paranoïaque… Le meneur lui le sait, mais ça t’échappera toujours et c’est ça qui est terrifiant : d’avoir le doute. J’essaie d’écrire de manière à laisser toujours le doute. C’est une définition possible du fantastique.
J’écris mes scénarios de manière modulaire : en mettant des options pour laisser la possibilité au meneur de jouer avec les niveaux de réalité. Le scénario Loch Varn (Livre 0 : Prologue) est vraiment construit là dessus.
C’est pour ça que Les Ombres d’Esteren est un jeu « à secrets » ? Beaucoup de questions, peu de réponses. L’avantage d’avoir les mains libres se paye par une bonne dose de frustration.
Nelyhann Si l’on veut, mais c’est aussi lié à l’histoire d’Esteren. En 2010 on pensait vraiment que le livre Secrets allait sortir rapidement, en fait ça n’a pas été le cas pour plein de raisons. Ce sont des chantiers énormes, même si ce bouquin a été conçu en même temps que le livre Univers avec le principe de l’iceberg : émergé / immergé. Enfin bref, on a du faire des choix éditoriaux, j’ai fait une série d’articles là dessus. Mais en gros : tu ne peux pas faire un livre de base puis plus rien pendant quatre ans.
Aujourd’hui Secrets est en chantier, mais il y a un débat intéressant car certains ne veulent pas que le livre sorte. Si ça ne tenait qu’à moi, il ne sortirait jamais. Mais bon, il sortira car on l’a promis aux gens et les meneurs ont besoin d’outils pour éviter la frustration dont tu parlais. C’est une bonne chose.
D’un autre côté, il y a le méta-jeu qui compte beaucoup et qui donne son intérêt à l’absence des fameux secrets. À partir du moment où, autour de la table, les joueurs savent que les secrets ne sont pas publiés, ça veut aussi dire que toi, le meneur, tu peux faire n’importe quoi. À tout moment, ça peut déraper dans une direction imprévisible pour les joueurs. Car les secrets sont dans la tête du meneur. Personne ne sait qui sont les feondas et le meneur peut faire émerger une réalité horrifique à leur sujet à tout moment. Ou pas. Voilà un terreau pour l’horreur et un outil très efficace pour le meneur.
Quand le livre sera sorti, il y aura une vérité « officielle » qui s’imposera à tous. Même si elle n’est pas spoilée aux joueurs, elle fera foi by the book cher à de nombreux rôlistes. A mon avis, c’est pour ça que Esteren vit une sorte d’âge d’or aujourd’hui, comme si tu jouais à L’Appel de Cthulhu sans connaître rien du Mythe, ni de Lovecraft. Est-ce que Cthulhu existe vraiment ou pas ? C’est de là que vient tout le côté dramatique du jeu, et c’est ça qui fait peur.
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~ Propos recueillis par Saint Epondyle à l’été 2016.
Un grand merci, Nelyhann et Jemrys, pour votre disponibilité, votre travail et votre passion. Le jeu de rôle est vivant grâce à des gens comme vous.