J’ai eu le plaisir de participer au numéro du printemps 2017 de Jeu de Rôle Magazine, qui se proposait, cette saison, d’imaginer le JdR dans 10 ans. Mon intervention JdR No(w) Future essaie d’explorer si un avenir reste possible pour « l’industrie » du jeu de rôle, cette « industrie » qui va si mal (parait-il) et dont chacun professe la mort depuis que je la connais.
Cet article est mon tout premier dans la presse écrite, dont les colonnes m’avaient été ouvertes par Isabelle Périer. Plus que pour ces qualités propres, c’est pour cette double raison qu’il m’est particulièrement cher. Le voici donc, republié ici avec l’aimable accord des rédacteurs en chef du mag.
JdR no(w) future ?
Bien malin le rôliste qui, il y a dix ans, aurait donné cher de la peau de notre hobby. « Le jeu de rôles va mal » entend-on de clubs en conventions, de forums en réseaux sociaux… Depuis les années 80, berceaux du rôlisme français et international, les tirages ont largement diminué, passant (pour les titres « moyens ») de plusieurs milliers à quelques centaines d’exemplaires vendus. La presse spécialisée a du plomb dans l’aile, quant aux boutiques… n’en parlons pas. Tout va-t-il donc si mal ?
Pour savoir de quoi pourrait avoir l’air le jeu de rôle de 2027, il est peut-être bon de regarder un peu en arrière, et de voir les évolutions de ces dix dernières années. Personnellement, cette période correspond à peu près à mon expérience rôliste entière. En 2007, je jouais presque exclusivement à Donjons & Dragons 3.5 depuis sa sortie. Je découvrais Internet en même temps que le jeu de rôles, contribuant assidûment aux forums d’Asmodée et Cerbère aujourd’hui disparus. Si les dix dernières années sont parfois décrites comme une traversée des limbes plus morose qu’un GN sous la pluie, ça n’a pas vraiment été mon impression, à moi qui n’ai pas connu cet « âge d’or » dont j’ai tellement entendu parler.
Alors le jeu de rôles, no future ?
L’édition pour tous
« Clairement, le crowdfunding est en train de tout changer. » Ainsi parlait Nelyhann, auteur principal et chef de gamme des Ombres d’Esteren lors du salon Geekopolis 2015. Et il avait raison ! Qu’on l’aime ou pas, et quoi qu’on pense des préventes un peu tapageuses de certains éditeurs, le financement participatif rôliste crève les plafonds. Aux quelques projets financés en 2011 ont succédé pas moins d’une vingtaine en 2015 ; et les sommes rassemblées sont passées de quelques milliers à plusieurs dizaines de milliers d’euros en moyenne aujourd’hui (source des chiffres : www.le-thiase.fr). Le rôliste des années 80 a pris du galon, gagné des XP et… raflé des PO. Le geek d’antan une fois devenu un adulte responsable a les moyens de s’offrir, de temps en temps, l’édition collector sacrément lookée de son jeu préféré, faisant passer la cotisation moyenne aux financements participatifs rôlistes au-dessus des 100€ en 2015 !
Alors bien-sûr, ce mercantilisme a de quoi irriter un peu. Et les râlistes biclassés défenseurs du « bon vieux temps » de se souvenir avec nostalgie de cette époque où l’on pouvait jouer avec trois crayons et deux copains, sans payer une édition épique de 32 bouquins dorés sur tranche et livrés quatre ans plus tard. Sur certains points, je suis d’accord avec eux. Attention tout de même à ne pas trop se focaliser sur le négatif, au risque de ne pas voir la révolution qui s’opère, et dont nous sommes aux prémisses.
Internet.
Internet ouvre les vannes, brise les barrières, démocratise les moyens de création (et joue un rôle ambivalent en faisant une concurrence déloyale aux boutiques traditionnelles, et parfois aux éditeurs avec les échanges de fichiers piratés). Le jeu de rôle demande très peu de matériel pour jouer, et très peu aussi à concevoir. Avec un bon traitement de texte, un début de communauté et – surtout – une matière grise en ébullition, un auteur seul – et a fortiori une équipe – peut écrire et diffuser son jeu beaucoup, beaucoup plus largement qu’autrefois sur la photocopieuse de la fac. En témoignent les succès (d’estime au moins, à défaut d’être toujours suivis du succès commercial) des auteurs indépendants que sont notamment Anthony Yno Combrexelle (Patient 13, Americana, Channel Fear…), Romaric Briand (Sens Hexalogie), Johan Scipion (Sombre), Thomas Munier (Millevaux) et sans doute beaucoup d’autres. Les jeux d’auteurs se sont sacrément étoffés et professionnalisés. Ceux que je cite ici ont le point commun de briser les formats traditionnels, de transgresser les habitudes pour proposer du neuf. Leurs jeux ne plaisent pas à tout le monde, c’est le principe d’un parti pris, mais témoignent indéniablement d’un loisir vivant. Et si ces auteurs se font rares sur les plateformes où se financent les dernières éditions de Vampire, Crimes, Cthulhu et les variantes françaises de D&D 5, c’est simplement que le problème de taille rencontré par des structures comme Agate RPG (Les Ombres d’Esteren, Dragons, 7ème Mer) devient vite infranchissable pour un auteur isolé : voir 30 000€ tomber sur son compte après un crowdfunding réussi est un peu… anxiogène ? Difficile à gérer ? Bref, on retrouve ces autoédités sur les blogs (comme Le Collectif de l’Orbe qui propose un matos impeccable gratuitement) et les boutiques d’impression à la demande qui fleurissent en ligne et font fleurir quantité d’auteurs de romans, de fan-fictions et, donc, de jeux de rôle.
Il paraît que l’industrie va mal…
Et si « l’industrie » du jeu de rôle souffrait avant tout… d’être considérée comme une « industrie » ? Nous ne parlons pas ici des Guild Wars, World of Warcraft et autres meuporgs, qui s’écoulent chaque année – et tant mieux pour eux – comme autant de bières naines au Poney Fringant. Nous parlons d’un ensemble de jeux que ses pratiquants eux-mêmes n’arrivent pas à définir depuis 107 ans, un ensemble de jeux qui incite chacun à créer par lui-même. Il y a presque autant de jeux amateurs que de clubs, autant de scénarios modifiés ou carrément originaux que de tablées. L’énorme majorité ne sera jamais publiée, ni partagée en ligne, ni écrite autrement qu’à la main sur des cahiers encore gras de cette foutue pizza trois fromages qui a coulé dessus.
Détournez les règles, créez votre univers, écrivez vos scénarios et personnages ! Plus vous créez et moins vous aurez besoin d’acheter. J’ai calculé un jour que ma modeste ludothèque m’avait permis de jouer environ dix ans pour 37€ par an (avec une table de cinq à dix personnes). On ne rend pas une « industrie » rentable avec des chiffres pareils. Tout au plus peut-on faire perdurer un artisanat d’édition, une niche beaucoup plus nourrie par passion que ne le sont les grosses « industries culturelles » qui nous font rêver, peut-être à tort. Le jeu de rôle ne sera jamais un loisir de masse. Ses rêves de grandeur ne s’accompliront que dans la qualité. En fait, ça a déjà commencé.
Les mutations de l’édition et de la presse rôliste, et elles concernent l’édition et la presse en général, sont une partie émergée d’un iceberg rôleux difficile à quantifier malgré les quelques sondages qui tournent régulièrement en ligne, et qui ont le mérite d’exister. En résumé : il ne faut pas confondre le marché du jeu de rôles et sa pratique ; car certains achètent et ne jouent pas, quand d’autres jouent sans acheter. Ce sont surtout les meujeux et les membres de clubs qui achètent et discutent dans les communautés. Je joue avec – quasiment – les mêmes joueurs depuis treize ou quatorze ans, et sur notre groupe de six à dix personnes, je suis le seul à être actif en ligne, et à me rendre très occasionnellement à des événements. Le jeu de rôle est pratiqué par quantité de joueurs, qui ne se manifestent jamais en boutique ni en ligne ni en convention, et qui pourtant jouent avec passion et assiduité.
(Comment) jouerons-nous dans dix ans ?
Le geek est devenu à la mode, temporairement, avant de se dissoudre dans la culture mainstream. Marvel, Star Wars, Le Hobbit et compagnie sont absolument partout. On mange de la SF au petit déjeuner, ou en tous cas de l’esthétique SF, du space opera et de la dystopie. Le cinéma et les séries télé jouent un rôle déterminant dans la démocratisation de cette culture, et le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils ne ménagent pas leurs efforts. La Japan Expo, les Comic-Con et autres événements autrefois réservés aux geeks les plus hardcore battent des records de fréquentation presque chaque année. Les jeux vidéo défoncent le plafond et s’industrialisent (pour le meilleur et pour le pire) tout en popularisant depuis leurs débuts des univers et concepts directement inspirés des jeux de rôle, notamment dans les RPG. Les jeux de société « classiques » connaissent depuis pas mal d’années un improbable retour en grâce avec des titres conviviaux et faciles d’accès comme Time’s Up, Jungle Speed ou – plus proche du jeu de rôle – Les Loups Garous de Thiercelieux. Dans ce contexte, qu’on ne vienne pas me dire qu’il n’y a pas de place pour de nouveaux rôlistes. Surtout quand la partie filmée Aventures diffusée sur YouTube en profitant (notamment) de la notoriété du Joueur du Grenier a su conquérir plus de 300 000 spectateurs jusqu’au bout de sa saison 1 (avec plus d’un million et demi de vues sur la première vidéo). Le vivier est là, notre culture n’a jamais été aussi diffusée. Et puis, nous autres, ne jouons-nous pas ?
Le loisir continuera d’évoluer et de faire des petits, les débats de faire rage, et nous jouerons encore de nombreuses années. Il y aura, il y a déjà, une multiplication des formats, une porosité entre le jeu de rôle et quantité d’autres choses. De nouveaux ustensiles variés verront le jour, comme les tables connectées qui permettent déjà de faire des parties à distance via webcam, ou les applications mobiles comme celle de Raise Dead Editions pour INS/MV, qui permet de gérer sa feuille de personnage sur smartphone. Qui sait si la « réalité augmentée » n’apportera aussi pas son lot de nouveautés ? Impossible de prédire, aujourd’hui, ce qui relèvera du gadget et ce qui sera la base de nouvelles façons de jouer.
Gavé d’écrans en tous genres, je crois que je garderai des goûts classiques. Papier, crayon, et ce joli dé de couleur bleu que mes joueurs craignent comme la peste. Je continuerai à tester de nouveaux concepts de parties, de nouvelles ambiances, de nouveaux univers, avec ceux qui voudront bien jouer avec moi. Peut-être que malgré les variantes et les nouveautés, le jeu de rôle « classique » continuera de vivre parce qu’il est intemporel, créatif, analogique et sociable. Autant de choses dont nous avons bien besoin.
Il n’y a aucun équivalent à cette passion dévorante, ni les effets spéciaux hollywoodiens les plus ahurissants, ni les Oscars du meilleur scénario, ni les jeux vidéo les plus immersifs en réalité virtuelle. Rien ne remplace le plaisir – un peu rétro peut-être – de créer avec rien, entre potes ou avec des inconnus, des souvenirs bien réels à partir du frottement de nos imaginaires respectifs. Le monde peut bien tourner comme il veut, moi je continue à jouer.
~ Antoine St. Epondyle
Initialement paru dans Jeu de Rôle Magazine n°37, printemps 2017.
[…] la deuxième fois après le numéro 37, j’ai eu le grand plaisir de participer à Jeu de Rôle Magazine pour son numéro […]
Ah ça, depuis le temps qu’on le dit mourant, il a l’air d’être à -4 PV, mais stabilisé :).
C’est l’un des marchés les plus changeants et les plus fragmentés existants, parce que s’adaptant (se faisant adapter) par chaque utilisateur. J’ai fait des conventions, j’ai croisé la route de clubs, été MJ, joueur, sur des one-shots comme sur des fresques épiques. J’ai pas eu un groupe qui fonctionnait de la même manière.
D’ailleurs j’ai vécu la fin d’une époque, celle du « 1 joueur, 1 jeu, 1 personnage »: jusqu’à la fin des années 90, des joueurs se baladaient avec leur portfolio de personnages et continuaient à jouer le même personnage où qu’ils soient. Quel que soit la différence entre son niveau (son équipement, etc) et celui des autres, ou du scénario.
Maintenant, les joueurs ont plutôt un personnage par table…
[…] de la pratique sera fait, tout s’invente, rien n’est figé, comme je le disais dans un article de JdR Magazine. C’est sans doute la meilleure leçon à tirer de L’empire de l’imaginaire : […]