La question, souvent mal posée, élude en simplifiant le sujet dont on parle précisément. Comme le dit Guillaume Coeymans sur Homo Ludis : « Vous ne ferez jamais peur à vos joueurs pendant un JdR » – et j’ajouterais à sa suite que si la peur véritable est un sentiment primal de danger imminent, qui nous pousse à agir pour notre propre survie, alors c’est souhaitable. On ne joue pas pour se retrouver dans des états pareils.
Ceux qui pourront ressentir ce sentiment d’urgence en JdR, ce sont les personnages. Pas les joueurs. (Sauf si vous vous pointez avec un flingue pour leur mettre la pression, auquel cas vous êtes un psychopathe et nous n’avons pas le même humour.) Les jeux d’horreur, qui proposent de vivre des situations horrifiques et/ou d’émuler les films du genre, nécessitent un certain niveau de projection joueur/personnage. Mais attention ! S’il est indispensable de se projeter dans son personnage pour s’y intéresser et être sensible aux situations qu’il traverse, une projection trop importante fait courir le risque du « bleed » (lors de situations d’horreur mais pas que), c’est à dire la contamination des émotions du personnage sur le joueur.
Pour approfondir, lire Bleed et immersion morale en JdR sur table de Thomas Munier.
Il y a donc un équilibre à trouver entre la peur du personnage et celle du joueur. Etant acquis qu’on ne souhaite pas réellement faire peur au joueur, mais qu’on veut l’amener à jouer la peur de son personnage. Pour ce faire, j’envisage deux options complémentaires.
La confrontation
Je nomme confrontation les situations où le Meujeu cherche à installer un climat effrayant, des situations traumatiques et un sentiment de peur à l’insu des joueurs.
Bien sûr, un petit frisson inattendu peut toujours être sympa. Mais il peut aussi désarçonner, être mal vécu etc. La question du consentement ne doit pas être négligée. Par exemple si l’on aborde des thèmes sensibles où si l’on balance de l’horreur par surprise à des joueurs non préparés et n’ayant pas donné leur accord. On y reviendra dans un article dédié.
Lorsqu’on pose la question « peut-on faire peur à ses joueurs ? », on présuppose (quasi) toujours qu’on va le faire en confrontation. C’est à dire qu’ils ne s’y attendront peut-être pas (les débutants, principalement), et qu’on qu’on va déployer certaines techniques (bougies, lumière, musique…) pour leur faire peur « en vrai ». On considère alors la table comme un public passif, des spectateurs, à qui l’on va essayer de faire peur indépendamment de leurs actions. Et l’on a tendance à chercher des techniques miracles, des recettes de frayeur qui marcheraient à tous les coups.
Dans beaucoup de jeux, la peur est attendue par les joueurs qui savent à quoi ils jouent (typiquement dans Cthulhu). En sachant qu’un jeu a une dimension horrifique, ils pourront freiner (se rassurer, faire des blagues…), contribuer (on est alors en coopération, voir ci-après) ou rester neutre. S’ils freinent, il sera difficile de leur faire peur car ils y seront préparés – et blindés. Or, vous ne ferez jamais peur a son insu à une bande de potes rigolards venus s’enfiler des chips en poutrant du shoggoth.
De manière générale, vous ne ferez jamais peur quiconque qui n’est pas d’accord avec ça. Ce qui pose, à nouveau, la question du consentement et nous amène à la deuxième option.
La coopération
On peut décider d’un commun accord d’installer un climat effrayant. On est alors dans une coopération où chacun participe à son niveau et dans son rôle. Cette façon d’aborder la peur est plus proche de la direction d’acteurs (actifs) que de la confrontation à un public (passif).
Les joueurs impliqués dans la scène pourront décrire leurs actions (bien-sûr) mais aussi les sentiments de leurs personnages, et les raisons de leur effroi. « J’ai très peur car cette scène me rappelle le jour où mes parents se sont fait assassiner. » (Les règles de peur / santé mentale s’appliquent mais autant sous l’impulsion du Meujeu que des joueurs. Idéalement dans un jeu comme L’Appel de Cthulhu, on les amène à aborder le jeu « comme un radieux suicide ».)
Le méta-jeu comptera beaucoup. Alors qu’il est essentiellement nuisible dans la peur-confrontation (blagues, réassurance, interventions hors-sujet…), il devient un outil utile en coopération. Les joueurs dont les personnages sont absents pourront intervenir quand même en jouant des seconds rôles, des antagonistes, en faisant des bruitages ou des commentaires. Par expérience, un joueur qui dit « ça fait flipper ! » en méta-game ne gâche rien, bien au contraire. Il renforce l’ambiance.
Contrairement à la peur-confrontation, la coop entre le Meujeu et les joueurs est plus détachée de la fiction ; on assume le fait d’être en train de raconter une histoire, quitte à cadrer hors-jeu. Le Meneur n’est plus seul aux manettes (l’a-t-il jamais été ?) et doit se reposer sur le méta-discours et sur les prestations des joueurs-acteurs à qui il donnera des indications. L’avantage principal est qu’il arrête de considérer la table comme un corps passif mais lui demande de s’investir dans l’ambiance visée. Il dit « faisons une scène terrifiante » plutôt que d’essayer de faire peur « pour de vrai ».
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Il est bien évident que cette distinction est artificielle, et que la plupart des tables (ne serait-ce que dans le choix du jeu) naviguent entre les deux. Ne dit-on pas du JdR que les joueurs y sont acteurs et public à la fois ? D’ailleurs, le mélange des deux approches donne souvent de bons résultats, par exemple lorsqu’on pousse un hurlement (jump scare) au milieu d’une scène d’ambiance coopérative.
A mon avis, cette distinction peut surtout servir aux Meujeux inquiets de ne pas réussir à « faire peur aux joueurs ». Si vous êtes dans ce cas, je vous suggère d’essayer de jouer avec la table plutôt que contre elle.
Avec quelques années de maîtrise au compteur – dont beaucoup sur des jeux horrifiques – j’ai pu remarquer comme le sentiment de peur était lié à l’immersion dans le jeu. Dans un article à venir, nous verrons comment les deux peuvent s’articuler pour coller à nos tablées des frousses mémorables.
~ Antoine St. Epondyle
A lire :
[…] plus loin, je vous invite à lire l’excellent article de Guillaume Coeymans sur Homo Ludis et son complément rédigé par Antoine St. Épondyle sur Cosmo Orbüs (qui est tombé pile quand je bossais sur ce […]