On parle jeux, on parle MJ, on parle de réussir ses parties mais plus rarement d’un point fondamental de nos parties de jeux de rôle : la dynamique propre à chaque table.
Dans cet article, je cherche donc à mettre à plat quelques réflexions quant à l’importance de comprendre cette dynamique essentielle, qui change tout à nos parties.
La version podcast de cet article est ici.
Qu’est-ce que la dynamique de la table ?
Difficile à définir précisément, la dynamique d’une table de jeux de rôle est sa manière de jouer ensemble, un certain type d’ambiances, d’interrelations et de comportements qui débouchent sur certains profils de parties.
Il y a mille façons de réagir à une situation donnée, mille façons de la mettre en scène, mille façons d’en modifier le cours en fonction des personnages que l’on aura créés. J’appelle ici « dynamique de la table » l’ensemble des forces qui influencent et orientent la façon qu’aura un groupe de jeu de rôle de prendre des décisions, d’incarner ses personnages et de réagir à des situations collectivement. Bref, de jouer ensemble, indépendamment du jeu, de la campagne et des personnages.
La dynamique de la table est généralement inconsciente pour les joueurs qui la produisent activement. Il faut une certaine dose de réflexion méta sur sa propre pratique pour déceler ce qui fait la dynamique des groupes auxquels on participe, ce qui peut être difficile pour des joueurs qui ne jouent qu’avec un ou deux groupes par exemple. Corolaire : si la dynamique de la table est souvent inconsciente, elle n’est donc pas exprimable clairement lors d’une discussion sur les attentes de la table et le contrat social de la partie. Pour le dire autrement : chassez le naturel, il revient au galop.
Réfléchir à ce qui fait la dynamique de nos tables permet de comprendre plus précisément ce qui marche ou pas dans nos parties, et donc d’améliorer sensiblement nos expériences de jeu, avant même de choisir un jeu où des méthodes à déployer par le MJ et les PJ pour améliorer la partie en elle-même.
Et le jeu dans tout ça ?
S’ils sont écrits pour orienter et rendre possible un certain type de jeu particulier, les JdR ne pèsent pas à 100% sur l’expérience d’une table donnée. Moins prévisible car dépendante des aspects notamment cités ci-dessus, la dynamique de la table est nourrie ou empêchée par tel jeu, telle mécanique, tel univers ou scénario. On ne joue pas indifféremment à n’importe quel jeu avec n’importe quelle table, c’est évident.
De même, il ne suffit pas de sortir un jeu très premier degré à une table de fieffés déconneurs pour créer immédiatement une partie dans le ton supposé du jeu. Il ne suffit pas de dire « chuuuut » ou d’allumer des bougies pour modifier des habitudes sociales et interpersonnelles bien ancrées.
Pour résumer :
Ce sont les joueurs et joueuses qui font la table
Dans mon expérience personnelle, le choix du jeu ou du MJ ne change donc pas radicalement le type de parties que l’on mène avec une table donnée. Bien sûr, le jeu ou le MJ on un impact fort, mais en tant que facteurs parmi d’autres. L’essentiel tient également à ce qui fait la table, c’est à dire ses participant(e)s.
Facteurs interpersonnels
La dynamique d’une table donnée commence donc principalement par des facteurs interpersonnels. Chaque table à son histoire, même courte. La dynamique de jeu est très orientée par celle-ci, selon de nombreux facteurs dont voici un aperçu non exhaustif.
Le « contrat social ». C’est à dire l’accord (tacite souvent) entre les participant(e)s sur la teneur, l’objectif et le contenu du jeu auquel on joue. Un problème à ce niveau vient du fait que le contrat social n’est pratiquement jamais explicité dans les parties de JdR, et que lorsqu’il l’est son intention légitime première est souvent contrebalancée par les autres facteurs qui suivent. Il y a l’intention, et ce qu’on en fait réellement.
Les attentes. Tou(te)s ne jouent pas pour les mêmes raisons, ni n’attend la même chose d’une session de jeu de rôle. Ça paraît évident et pourtant de nombreuses incompréhensions au cours de nos parties viennent d’un simple différentiel entre les attentes autour de la table. Elles impactent fondamentalement la dynamique de jeu. Voir ci-après « ce que les joueurs aiment faire ». (C’est pour comprendre les attentes autour de mes tables que j’ai mené mon podcast Pourquoi tu joues.)
Les relations. Les joueurs et joueuses se connaissent-ils ? Sont-ils complices, ami(e)s ou éventuellement antipathiques les un(e)s par rapport aux autres ? Partagent-ils autre chose que le JdR ensemble ? Leurs relations hors-jeu impactent la partie.
Les goûts. Tout le monde n’aime pas les mêmes choses. Horreur gothique ou reconstitution historique ? Japon médiéval ou France contemporaine ? Les goûts et appétences des un(e)s et des autres modifient la dynamique générale de la partie, et l’enthousiasme pour le jeu des participant(e)s, MJ y compris.
Les habitudes. Hérités de l’histoire rôliste partagée ou non par les membres de la table, ces habitudes imprègnent durablement la façon d’appréhender le JdR pour les participant(e)s. Une table de joueurs et joueuses de D&D ou de L’Appel de Cthulhu appréhendera probablement un nouveau jeu différemment. Et ça vaut également pour les autres types de jeux que le JdR. Des habitudes, réflexes et références bâties sur Dark Souls n’ont pas le même effet que celles qu’on forge sur Zelda.
L’expérience. Sont-ils et elles tou(te)s rôlistes depuis la même durée ? Y-a-t-il des débutant(e)s et des exper(e)s ? Le jeu est-il bien maîtrisé ? L’expérience des confirmé(e)s imprègne la partie et forme les novices.
Le leadership. Comme beaucoup d’organisations, les tables de JdR ont tendance à favoriser les leaders, les grandes gueules, les personnes qui occupent la place ou se créent la leur en vue de tirer le groupe vers ce qu’ils ou elles ont décidé. Certain(e)s s’y comportent comme des leaders, d’autres ont plutôt tendance à suivre le mouvement collectif. Certain(e)s sont consultatifs, d’autres autoritaires, certain(e)s sont grégaires et d’autres solitaires, etc. Y-a-t-il des leaders et des suiveurs ? Le MJ est-il toujours la même personne ? Qui propose de nouveaux jeux ? Ces caractéristiques varient d’une partie à l’autre, d’un groupe à l’autre et à travers le temps.
Les caractères. Dans le même ordre d’idée, les personnalités et caractères autour de la table influencent de beaucoup le type de jeu, d’ambiance, etc. Personnes exubérantes, réservées, passives ou très actives, par exemple, ne jouent pas pareillement.
Le style. Surtout quand le rôle de MJ échoit à la même personne régulièrement (et sur des années), la « patte » de cette personne, ses goûts, ses attentes, sa manière de jouer et tous les éléments sus-cités influencent la dynamique générale de la table.
Cette liste est non exhaustive mais donne déjà un aperçu de la complexité des éléments interpersonnels qui influencent la dynamique de chaque table de JdR. Gérer l’intégralité pour aboutir à un effet spécifique lors d’une partie est impossible – surtout quand ces derniers sont dépendants des relations bâties parfois de longue date entre les participant(e)s.
Les « types de joueurs »
Les typologies de joueurs, qui fleurissent régulièrement sur les blogs et vidéos rôlistes, laissent souvent entendre qu’il existerait des « types de joueurs » plus ou moins absolus dans lesquels reconnaître nos PJ. C’est, bien sûr, en partie vrai et l’envie d’établir des groupes et des distinctions est naturelle.
Par contre ces typologies me paraissent insuffisantes pour comprendre la dynamique de la table, parce qu’elles résument souvent cette dernière à la somme des joueurs et joueuses qui s’asseyent autour. Or la table est à considérer comme un groupe à part entière, un organisme relationnel spécifique dont les comportements varient d’un moment à l’autre et selon des processus qui ne sont pas résumables à des « types de joueurs ».
Le plaisir de jeu
Marronnier de la sphère rôliste, la compréhension des « attentes de la table » fait également partie des grands thèmes d’analyse que beaucoup de MJ ont tenté de percer à travers les âges. Le modèle le plus connu est le modèle LNS pour Ludisme / Narrativisme / Simulationnisme.
Pour compléter ce modèle et proposer une variation que je trouve personnellement plus pratique, je propose de repartir des compétences que les jeux demandent de mobiliser chez leurs joueurs et joueuses. Et de ce que ces dernièr(e)s aiment faire, ou pas. Car en vérité la notion « d’attentes » ne parle finalement que de ça : ce que les joueurs et joueuses venus jouer trouvent plaisir à faire, ce qui leur provoque de la satisfaction et de l’intérêt, ce qu’il faut donc bâtir avec acharnement en tant de meneur ou meneuse.
On pourrait accorder plus de temps (on le fera) à cette notion de plaisir de jeu. Précisons déjà que ce plaisir ne rime pas forcément avec franche rigolade et atmosphère déconneuse, on peut tout à fait trouver plaisir à incarner ou jouer au premier degré, à s’investir très sérieusement dans une partie. Bref, le plaisir du jeu dépend de ce que les joueurs aiment faire (les compétences de jeu qu’ils mobilisent) et ce vers quoi ils aiment aller. Le verbe « aimer » est ici essentiel, on joue pour le plaisir, même si ce plaisir peut prendre des formes très différentes. On devrait l’inscrire en lettre de feu derrière tous les écrans de meneurs, au lieu de pavés de rappels de règles indigestes et inutiles.
Ce que les joueurs aiment faire
(compétences mobilisées)
Le jeu de rôle classique ouvre principalement la porte à trois types d’actions que les joueurs peuvent produire au cours de la partie. Elles correspondent à ce qui se fait concrètement dans la partie, et leur attrait pour les PJ et le MJ peut varier selon le temps, la table, etc.
Ces types d’actions rôlistes autour de la table demandent chacune des compétences et des affinités particulières (pour les joueurs, pas les personnages), ce qui explique pourquoi il peut être difficile de passer de l’une à l’autre, et pourquoi beaucoup de PJ sont attachés à leur mode de jeu habituel. Elles rappellent le modèle LNS bien connu, mais s’en distinguent légèrement.
- Résolution d’intrigue – On cherche à accomplir l’histoire, à résoudre le scénario, à créer le dépaysement dans un univers riche, à faire avancer le récit. On fait alors appel à des compétences de déduction, d’écoute, de synthèse et de connaissance.
- Théâtralisation, jeu dramatique – On cherche à donner vie à des personnages, à des relations, à un univers et/ou une époque spécifique et cohérent. On fait appel à des compétences sociales, orales, empathiques et théâtrales.
- Jeu de société – On cherche à relever des défis techniques, à utiliser au mieux les règles du jeu pour venir à bout d’épreuves difficiles. On fait appel aux compétences liées à la compréhension et l’utilisation de systèmes de jeux parfois complexes et la résolution de problèmes abstraits.
Bien entendu et comme toujours, ces attentes peuvent varier.
Ce vers quoi les joueurs aiment aller
(jouer pour perdre ou pour gagner)
Parallèlement aux compétences que les joueurs aiment mobiliser autour de la table pendant la partie, ces dernières (et leurs participants) sont généralement orientés vers deux tendances principales que l’on pourrait nommer ce vers quoi les joueurs aiment aller en termes d’évolution du récit. En reprenant les mots de nos amis anglophones, ça donne :
- Play to win (dynamique ascensionnelle) – On cherche à jouer des histoires qui finissent bien, ou au moins qui apportent un mieux, une progression vers plus de puissance, plus de gains, plus de défis et une solution aux efforts fournis. On apprécie d’autant plus les mécaniques de récompense et on accepte éventuellement de voir son personnage souffrir ou sacrifier quelque-chose pour potentialiser le goût de la victoire future.
- Play to loose (dynamique descensionnelle) – On cherche à jouer des histoires qui finissent mal, qui s’effilochent, des effondrements généraux et personnels, une évolution en pente descendante. On apprécie les mécaniques de délitement de la santé physique et mentale, l’apparition de troubles et de malus qui forcent à reconsidérer la façon de jouer, les récits durs, sans espoir et/ou les chroniques de morts annoncées.
Certains jeux sont conçus pour motoriser l’une de ces deux dynamiques, d’autres permettent de jouer sur plusieurs tableaux.
Croisons-les !
En croisant les actions que la table aime réaliser en cours de la partie et ses attentes en termes de dynamique ascentionnelle ou descentionnelle, on peut créer une matrice croisée et orienter un type de jeu cohérent avec la dynamique générale de la table.
Play to win | Play to loose | |
Résolution d’intrigue | Enquêter, comprendre les enjeux, déjouer les complots, explorer les différentes facettes de l’univers, découvrir de nouvelles choses. Jeu exploratoire, histoires captivantes, scénarios cinématographiques. (Jeux à univers et à secrets, notamment Crimes, Vampire : la Mascarade) | Prendre conscience de sinistres vérités, affronter l’indicible, se confronter à l’horreur ou à l’échec et y laisser des plumes. Jouer des plantages mémorables, perdre pieds. (Fiasco, L’appel de Cthulhu en mode « horreur lovecraftienne », Cthulhu Dark) |
Théâtralisation | Jouer des personnages « bigger than life », des héros incarnant des valeurs positives. Ou jouer la résistance, la cohésion devant la dureté du monde et malgré les épreuves. (7e Mer) | Jouer les effets de la déchéance, le délitement, le passage du côté obscur, la mort et la corruption. Mettre en scène les difficultés de la vie, les épreuves et les séquelles qu’elles laissent. (Sombre en mode théâtral, Les Ombres d’Esteren, Patient 13) |
Jeu de société | Dépasser les défis techniques, affronter des ennemis et les battre grâce à une bonne gestion technique de pouvoirs puissants, qui augmentent sur la durée. Sensation de puissance et de progression. (Donjons & Dragons, Pathfinder, Starfinder, COPS) | Affronter des défis très difficiles, voire ingrats, avec un vrai risque d’échec permettant de ressentir la faiblesse des personnages et de punir tout défaut d’optimisation ou de jeu collectif. Die & retry incarné dans le jeu vidéo par exemple par Dark Souls ou Darkest Dungeons. (Sombre en mode optimisation, Macadabre, campagne Curse of Strahd pour D&D) |
Dernière dynamique observée de mon côté, mais hors-tableau tant elle se cantonne aux attentes théâtrales et n’est pas soluble dans le jeu de société ni la résolution d’intrigue :
- Play to play (jouer pour jouer, sans objectif particulier) – On cherche ici une forme de théâtralisation qui se suffit à elle-même, dans laquelle il n’y a ni résolution d’intrigue ni même de progression narrative essentielle, l’intérêt étant principalement de construire un récit à plusieurs pour le plaisir de l’incarner. (Pour la Reine, La vie de l’absent, Happy Together)
Conclusion
J’ai joué des années avec la frustration tenace de ne pas arriver à mes fins, en tant que Meujeu. De ne pas savoir créer la dynamique adéquate au type de partie que j’avais en tête – ou que le jeu proposait. Plusieurs fois, j’ai fait l’erreur d’en blâmer mes joueurs en leur reprochant directement d’être incapables de se conformer au style de jeu attendu, de comprendre les laïus que je leur infligeais au début des séances de jeu. Je m’en suis excusé, et m’en excuse encore auprès d’eux.
C’est que le jeu de rôle n’est pas un jeu libre et sans contrainte. Il en a une, majeure, qui est d’être un jeu de société. On n’y joue pas seul – en tous cas dans l’écrasante majorité des cas. Ce qui lui donne son sel est également une contrainte créative : toutes les tables ne sont pas identiques, et certaines ont leur registre, leurs caractéristiques propres. Il n’y a personne à blâmer, et aucun effort de Meujeu ne saurait changer ça.
Comprendre la dynamique de la table me permet, depuis quelques années, de choisir le type de scénario, jeu et séquences que je propose à mes tables, de tester des choses différentes aussi, mais toujours en essayant de les accompagner, de les doser. De ramer dans le sens du courant plutôt qu’à l’inverse. Non seulement c’est plus facile et j’économise ainsi de précieux efforts, mais c’est aussi beaucoup plus efficace que de chercher toujours le contre-emploi systématique, qui est une machine à frustration de part et d’autre de la table.
~ Antoine St. Epondyle
Je suis en train de lire en même temps un article sur l’improvisation dans un grand groupe de musique. https://www.nature.com/articles/s41598-020-77263-z#Abs1
Dans la partie Discussion, il y a des choses semblables qui sont évoquées :
– la première fois peut être un gros bordel, mais les règles implicites et émergentes que chacun suivent ensuite crée de l’harmonie.
– importance de développer l’écoute
– volonté d’explorer des relations interpersonnelles
– avoir une grammaire ou un genre commun (a social script).
C’est cool ça, merci beaucoup !
[…] L’article complet est ici. […]