Voici la deuxième et dernière partie de mon entretien avec Johan Scipion, l’auteur du jeu de rôles horrifique Sombre. Si vous avez ratée la première partie, dédiée à la mécanique narrative et à l’écriture du jeu, vous pouvez vous rattraper par ici : Partie 1/2 : Ecrire et mener Sombre.

(Auto)éditer Sombre

Saint Epondyle On sait que tu écris, édite, imprime et distribue ton jeu (presque) seul, sous forme de ‘zine. La liberté artistique vaut-elle une pareille contrainte ?

Johan Scipion Oui, clairement.

Et ce n’est pas une réponse à la légère. Je trime comme un taré depuis cinq ans sur le versant éditorial et commercial de mon activité. Quand je dis que cela en vaut la peine, je pèse chacun de mes mots. Parce que c’est un boulot colossal. Plusieurs boulots, en fait. Que je dois assumer en plus de mon activité principale, qui est d’écrire, playtester et mener mon jeu.

Je bosse en pro dans le milieu rôliste depuis le début du siècle. D’abord, c’était pour de la pige en presse. La première démo publique de Sombre date de 2004. J’ai commencé à le diffuser en .pdf en 2008. Le premier numéro de la revue est sorti en 2011, et je bosse aujourd’hui sur le septième. Entre-temps, j’ai trouvé le moyen de sortir un hors-série littéraire. En parallèle, je fais entre dix et quinze conventions par an depuis une douzaine d’années. Tu te doutes bien qu’avec tout ça, j’ai croisé la route de pas mal d’éditeurs. Il y en a une demi douzaine qui m’ont proposé de publier Sombre. L’un d’eux en particulier m’a laissé un souvenir impérissable. Par charité chrétienne autant que réserve confraternelle (et ouais, moi aussi je suis dans le métier maintenant), je tairai son nom. Appelons-le Machin.

Or donc Machin a lu Sombre light et l’a trouvé cool. Il s’empresse de me complimenter sur la clarté de mon exposé, ce dont je le remercie. J’attends la suite car je sais qu’il va y avoir un « mais ». Il y a toujours un « mais ». Machin me confirme être disposé à publier mon jeu, *mais* voudrait que j’y apporte deux modifications : ajouter des tableaux d’armes et des points d’expérience. Parce que tu vois, les rôlistes, ils aiment les gros flingues et ils veulent pexer. Rhâââ bon sang ! Toute cette condescendance, c’est insupportable. Ses clients seraient-ils des demeurés incapables de comprendre pourquoi il n’y a pas de pEx ni de big guns dans un jeu qui propose de jouer des PJ-victimes ? Je ne pense pas. Mais la simple perspective de devoir le lui expliquer en long en large et en travers me fatigue d’avance.

Je n’ai pas envie de me retrouver à discuter le bout de gras avec un gars qui peut m’imposer ses vues moisies juste parce qu’il a de la thune. Car le fond de l’affaire est là : la thune. Dans mon expérience de la presse, du JdR pro et de la littérature, la relation éditeur-auteur est autant une collaboration qu’un rapport de force. Tu peux prendre le truc par n’importe quel bout, argent = pouvoir. En face, l’auteur a pour lui sa notoriété, appuyée sur le succès de son œuvre. Sa capacité à intéresser le public sur son nom et sa biblio, intérêt qui se convertira au final en ventes donc en argent (espère l’éditeur). Sauf que moi, je suis l’auteur obscur d’un jeu inconnu. Je n’ai aucun levier de négociation et c’est bien chiant.

Machin n’avait lu que quinze pages de Sombre, son kit de démo, et dès les trente premières secondes de négociation, voulait déjà changer des trucs dedans. Hé mais gars, moi ça fait vingt ans que je trime dessus ! Tu serais gentil de respecter un minimum mon travail. Si je fais tel truc de telle manière, ce n’est pas pour rien. Les flingues et les pEx ne sont pas des oublis, ce sont des omissions volontaires. Et même, pour tout te dire, des suppressions délibérées. Il y a un processus créatif long et complexe derrière chaque mécanique de Sombre, ou en l’occurrence absence de mécanique. D’innombrables expérimentations, discussions et ajustements, validés par des dizaines, des centaines de parties. Et toi, Machin, fort de ta thune et de ton contrat à 7 % de royalties, t’arrives après la bataille pour m’expliquer comment je dois amender mon jeu ? Chuis désolé, mais ça ne va pas le faire.

J’ai cogité et en suis arrivé à la conclusion que pour shunter tous les Machin du monde, ces gens qui n’entendent rien de rien à Sombre parce que leur expertise est prioritairement commerciale et comptable, il n’y avait qu’un moyen : me biclasser. Devenir moi aussi éditeur, gagner de la thune et la mettre sur la table. Gratter du pouvoir économique pour m’acheter de la liberté créative. La bonne nouvelle, c’est que ça marche. C’pas la fortune, mais Sombre tient debout tout seul depuis cinq ans. Tu ne peux pas savoir à quel point c’est reposant.

Y’a des vache de contraintes et d’inconvénients bien sûr, mais à la fin de la journée, quand je suis bien crevé d’avoir enchaîné mes vingt mille tâches en retard, y’a personne pour me dire que ce serait mieux comme ci ou comme ça. Et ce petit truc, je le verrais plutôt dans l’autre sens. Et cette règle, à quoi elle te sert vraiment ? Et des polices sanguinolentes pour tes titres, tu ne voudrais pas ? Ou un bout de pellicule 35 mm sur la couverture, pour faire cinoche ? Et ce scénar, avec un vampire, est-ce que ce ne serait pas plus vendeur ? Parce que tu vois, les rôlistes ils aiment les vampires. Merci, mais non merci.

A ton avis, comment cette organisation en auto-édition influence-t-elle le jeu en lui-même depuis sa création ?

Johan Scipion Pas depuis sa création. Sombre prédate de très loin la revue qui lui est dédiée, et même la publication électronique de la première version de son kit de démo. Sombre existait à ma table bien avant que je me mette en tête de l’éditer. Mais depuis que c’est fait, l’indépendance a effectivement eu sur lui un impact significatif.

Sur sa forme d’abord. La revue n’existerait pas dans le circuit classique car elle n’est pas viable. Elle est rentable. Comme je le disais, elle tient debout toute seule depuis cinq ans. Mais sa marge bénéficiaire est trop faible pour qu’elle puisse être éditée par un tiers. Ou alors, il faudrait que ce tiers la considère comme une danseuse : un investissement à fonds plus ou moins perdus, juste pour le plaisir et/ou le prestige. Pour le business par contre, ce ne serait pas un bon plan. Donc la première chose que me demanderait n’importe quel éditeur, ce serait de produire un « vrai » jeu de rôle : format A4, 300 pages environ, couverture cartonnée couleur et illus intérieures. Entre 50 et 60 euroboules dans ta crèmerie, de quoi dégager une marge correcte.

On me pose souvent la question du bouquin Sombre et j’ai toujours dit que je finirai par y venir, ne serait-ce que parce que je suis bien conscient qu’un fanzine est périssable. Pour pérenniser Sombre, il faudra un jour que je lui donne une forme qui résiste mieux au temps. Mais rien ne presse car j’ai vraiment, mais alors *vraiment* envie de le publier sous forme de revue. Je m’éclate complètement à produire mon zine. La publication périodique me permet de faire vivre la gamme Sombre au rythme de ma table : je publie le jeu à mesure que je le playteste, le mène et l’écris. J’ai bien conscience qu’il s’agit d’un luxe inouï, dont je récolte à chaque numéro les fruits créatifs. Les variantes, les articles et les diverses aides de jeu que j’ai ou vais publier n’auraient pour la plupart pas vu le jour dans le circuit éditorial classique. En particulier, je n’aurais pas fait Sombre zéro. Tout ce matériel n’existe que parce que je ne produis mon jeu que pour répondre à mes propres besoins, goûts et envies. La définition même d’une démarche d’auteur.

Je ne négocie le contenu de la revue qu’avec moi-même. Johan-auteur qui cause les yeux dans les yeux avec Johan-éditeur. Je fais des compromis, m’impose des contraintes et priorise. Comme n’importe quel éditeur, sauf que je ne me fais jamais de demandes aussi scandaleuses que l’ajout de tableaux d’armes et de règles d’expérience. Les compromis sur lesquels je m’entends avec moi-même ne sont pas grand-chose par rapport à ce que je devrais concéder si le jeu était publié par un tiers. Et à chaque fois que je veux passer outre telle ou telle considération commerciale, ce qui m’arrive souvent, je le fais. Franchement, c’est cool.

Malgré tout ce que tu as déjà proposé avec Sombre, il parait que tu en as encore sous le capot.

Johan Scipion Carrément. Six numéros, ce n’est qu’un début.

Un avant-goût de ce qui nous attend ?

Johan Scipion De l’horreur gothique, du slasher old et new school, du jeu sans règle (enfin, sans dé), des actioners horrifiques qui dépotent, du drama et du mélo hyper dââârk, des vampires et des chats. Parce que tu vois, les rôlistes… :-D

Comment verrais-tu Sombre dans dix ans ?

Johan Scipion Absolument aucune idée et c’est ce qui est fun. Avant, je faisais des plans, puis me suis rendu compte que c’était inepte. Rien ne tournait comme je l’avais prévu. Si on m’avait dit il y a dix ans qu’en 2017 je publierais le septième numéro régulier et le second hors-série d’une revue entièrement consacrée à Sombre, que j’aurais créé pour ce faire une petite maison d’édition dont je serais le boss, que mon jeu serait élu Grog d’Or, je ne l’aurais pas cru. Du coup, je ne me projette plus trop dans l’avenir. J’ai une direction de travail, continuer à publier mon petit zine. Tout le reste est du bonus.

Est-ce qu’un jour tu aimerais écrire un vrai jeu de rôle ?
*pars en courant, vite*

Johan Scipion Sombre ne rentre pas dans les petites cases de certains ? Tant pis. Et je vais te dire, à ce compte-là, je kiffe de faire du « faux » jeu de rôle. Tracer ma propre voie rôliste est vachement plus fun que de suivre celle des autres. Comme disait Doc Brown « Là où on va, on n’a pas besoin de route ». C’est ça la créativité, pas vrai ?

~ Propos recueillis par Antoine St Epondyle.
Encore merci Johan, d’avoir accepté de nous faire visiter le 
Sombre backstage. A très vite pour de nouvelles aventures (d’horreur).

10 Commentaires

  1. Parcours super intéressant que celui de Johan Scipion.

    Un OVNI dans le paysage rôliste mais c’est bon à voir. Une telle fusion jeu-auteur est rare, c’est l’oeuvre d’une vie. C’est vrai que c’est rare un tel dévouement dans le jeu de rôle.
    C’est une approche de peintre ou de sculpteur, d’où la discipline de fer qui va avec.

    J’approuve totalement, mais j’ai quand même une question.
    A quand Sombre en triptyque Players Book / GM Book / Monsters Book ?
    Parce que bon, les joueurs, ils aiment bien…

    Je pars aussi en courant ^^

      • J’ai eu l’occasion de jouer deux fois avec lui, notamment aux Caves Alliées.
        Et je suis pas mal ses comptes rendus sur Opale et TerresEtranges.

        Un jour, je réussirais à les dézinguer ces loups-garous ^^

        • Je ne suis pas super fan des formats « flash » en 15 minutes qu’il propose au titre de démo. Beaucoup de mise en place pour peu de jeu. C’est pour ça que j’adore les playtests en plus petit comités, sur des durées plus longues, ils peuvent donner à Sombre une vraie capacité de déployer ses possibilités. Qui sont nombreuses.

  2. Je dis bravo !
    Les éditeurs au pilon ! Tous. Ludiques, littéraires, de presse, et autres.
    (Petite anecdote, pour rire: l’un des éditeurs à qui j’avais proposé « Le Sang de Robespierre » l’a refusé en prétextant que « on voit bien que vous ne croyez pas vraiment à l’existence des vampires ». Duh!)
    Je suis en train de monter une structure qui oscillera entre la coopérative et la mutuelle, destinée à regrouper des auteurs qui en ont marre des éditeurs.
    On en reparlera..

    • Non, je ne suis pas d’accord avec une volonté de coller les éditeurs au pilori. Johan suit son propre chemin, avec un niveau d’exigence super élevé et une capacité à s’organiser lui-même avec pas mal d’abnégation, mais son jeu est particulièrement compatible avec ce genre de démarche d’auteur.
      Les éditeurs peuvent apporte – et apportent – beaucoup. On imagine pas Donj’ ou Cthulhu édité en indépendant. Sachons garder les pieds sur Terre.

      Ceci dit je serai curieux de connaître ton projet quand même. :)

      Merci de ton passage.

    • Réponse de Johan Scipion au commentaire d’Alfred Boudry. Commentaire initial sur Terres Étranges.

      Non, clairement pas.
      Je veux dire, je n’en suis pas là du tout. J’ai suffisamment d’expérience de l’édition pour en avoir une vision beaucoup plus nuancée.
      Primo, tous les milieux ne se valent pas. Dans mon expérience, la presse est le plus dur. Un pigiste n’est pas un auteur et donc on se permet tout et n’importe quoi avec ses textes. On m’a fait des trucs qui, vingt ans plus tard, me font encore grincer des dents. En jeu de rôle, c’est tendu aussi car les œuvres sont souvent collectives, ce qui n’aide pas à se faire un nom. En littérature, cela me paraît un micro-poil plus confortable. On ne t’y respecte pas forcément beaucoup plus, surtout quand tu débutes, mais au moins le statut d’auteur y est-il reconnu.
      Secundo, « les éditeurs » ça n’existe pas. J’entends par là qu’il y a énormément de variété dans la profession, du pur connard au gars supercool / de la pure connasse à la meuf supercool. Les mettre tous dans le même sac me paraît hyper réducteur. Comme dit monsieur Super, y’en a des bieeeen. Machin n’est pas du tout l’arbre qui me cache la forêt éditoriale.
      Je ne suis pas en guerre contre l’édition. D’abord parce que ce serait un plan à la Quichotte et que je n’ai ni le temps ni l’énergie de péter la gueule à des moulins. Ensuite parce que ma condition d’autoédité (depuis plusieurs années) me rend très conscient de l’utilité d’un éditeur. Je ne m’en dispense pas par bravade, rébellion ou dégoût, mais par nécessité.
      Ma situation est la suivante : je veux publier mon jeu selon mes termes et sais que ce n’est pas possible chez un éditeur tiers. Mon produit n’est pas économiquement viable et je n’ai pas assez de notoriété pour obtenir le director’s cut en toutes circonstances. L’équation est insoluble. D’abord, un fanzine ne fera jamais vivre un éditeur. Ensuite, je suis et resterai un auteur obscur. Pas pour rien que mon jeu s’appelle Sombre, hein. ^^
      Je précise qu’il ne s’agit pas d’une posture underground élitiste, seulement de lucidité. Je refuse de niveler par le bas, c’est vrai, mais cela n’empêche pas que je m’adresse au plus grand nombre. Littéraire ou rôliste, j’ai le souci de produire du matériel accessible. Par contre, je suis bien conscient que l’horreur francophone est un marché de niche, voire de sous-niche. Y’a juste pas moyen de déplacer les foules avec.
      La notoriété s’acquiert chez les éditeurs qui ont pignon sur rue. C’est en collaborant avec eux, donc en répondant à leurs commandes ou en leur proposant des projets personnels tout en acceptant qu’ils les modifient à leur convenance, qu’on est édité et qu’on a (avec un peu beaucoup de moule, de talent et de travail) du succès. L’auteur acquiert ainsi cette renommée qui lui donne du pouvoir, équilibre son rapport de force avec les éditeurs et lui permet in fine de disposer d’un meilleur contrôle sur sa production.
      C’est un processus long. Je dirais dix/quinze ans pour commencer à en ressentir les premiers effets. Or moi, je suis trop vieux et trop occupé pour me (re)mettre à grimper l’échelle éditoriale classique barreau après barreau. Tu me diras qu’Internet bouleverse la donne en ouvrant de nouvelles voies vers la notoriété. Je te répondrai que là aussi, je suis trop vieux et trop occupé. Pour fédérer une fanbase digne de ce nom, le genre qui te fait vivre de ton Tipeee et/ou finit par intéresser des éditeurs à ta production, faut là aussi dix/quinze ans. Je ne les ai pas plus.
      Du coup, fanzine autoédité. Dans la joie et la bonne humeur !

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