Chaque parcelle cartographiée est un royaume perdu pour l’imagination.
La carte transforme la représentation onirique de l’espace en image précise.
– Sylvain Tesson
Je pratique le jeu de rôles depuis dix ans cette année. Ce qui n’est pas un chiffre anodin quand on en a vingt-cinq. C’est quasiment l’activité que je pratique depuis le plus longtemps, et avec la même table s’il vous plait. Bien sûr notre pratique à changé, et nous nous sommes ouverts à de nouveaux jeux et diversifié notre approche. Nous avons été plusieurs meneurs, et nous alignons quelques centaines d’heures de jeu au total.
Je me souviens de ma première séance. Meujeu sans jamais avoir été joueur (ou si peu), je me lançais de but en blanc à essayer d’écrire une partie de Donjons & Dragons (D&D). Instinctivement, mon premier réflexe fut de cartographier mon univers. Villes, pays, continents, nous avons traversé pas mal de contrées depuis, et tracées presque autant de cartes (et beaucoup plus de plans ponctuels).
L’espace imaginaire commun
Faisons un petit crochet théorique. Plus précisément, parlons de la théorie de l’espace imaginaire commun, exposée sur le blog francophone de Place To Go People To Be.
En substance, chaque groupe de joueurs fait un effort pour se figurer les mêmes événements se déroulant dans le même univers imaginaire. Bien entendu, il existe quelques écarts entre les visions individuelles de l’univers imaginaire mais dans l’ensemble, le jeu peut continuer car il existe une compréhension partagée de ce qui se produit, un accord commun concernant les événements de la partie. […] Le système est le moyen par lequel chaque groupe de joueurs arrive à un accord sur le contenu de l’espace imaginaire commun.
Bien que sujette à débat, j’adhère plutôt à cette vision du jeu qui ne se dément pas dans ma pratique personnelle. Le meujeu et chaque joueur se mettent d’accord sur une conception commune du récit, les règles permettant d’arbitrer objectivement qui peut agir, et comment, dans l’espace commun. On n’a pas besoin d’être d’accord sur tout, tant qu’on s’accorde sur l’essentiel. C’est la même chose lorsqu’un auteur laisse des blancs pour que l’imagination du lecteur fasse le reste. Les lacunes de narration, volontaires ou pas, se trouvent meublés par l’imagination de chacun. C’est notamment comme ça que Lovecraft et ses disciples peuvent terroriser ses lecteurs en ne disant presque rien de concret ; les lecteurs ajoutent au récit leurs propres phobies (lire cet article). On a toujours autant de version que de joueurs, même si la trame essentielle est partagée pour permettre d’agir dans la partie.
L’espace imaginaire commun et la narration partagée, constituent la partie littéraire du JdR. La description orale et les interprétations qu’on peut en faire sont nécessairement imparfaites ; on utilise un langage normé objectif, le système de règles, pour arbitrer au besoin le consensus narratif.
Quelque soit son échelle, la carte a toujours un rôle central vis-a-vis de l’espace imaginaire commun. Beaucoup de romans de fantasy aiment donner la carte du monde en début d’ouvrage pour permettre au lecteur de se repérer. C’est le cas du Trône de Fer et du Seigneur des Anneaux, pour ne citer que ces maigres références. Personnellement je ne les ai jamais utilisées, je n’aime pas couper ma lecture. Mais leur intérêt est multiple, et plus encore dans le cas du JdR. En général, on utilise dans le jeu deux types de cartographie : la carte d’ensemble, et le plan tactique. Pour l’heure, nous parlons de la carte globale.
Des cartes et des mondes imaginaires
En général, on donne une carte aux joueurs pour circonscrire le cadre du jeu. Sauf contre-indication explicite, les personnages ne sont pas supposés quitter le territoire qu’elle définit. Bien sûr, on pourra élargir le cadre en ajoutant des cartes supplémentaires, mais c’est au meujeu de définir là ou se passe l’action, et les joueurs doivent le respecter. Cela rentre dans le contrat rolistique.
La carte créé un lien cognitif entre les joueurs et le monde du jeu. C’est son intérêt principal. La situation varie selon qu’on joue dans un univers méconnu des joueurs ou pas, qu’il soit inspiré de la réalité ou issu d’une oeuvre célèbre. S’ils connaissent déjà le monde du jeu, la carte sera un support comme un autre, moins important à leurs yeux que leur propre connaissance de l’univers. Dans un cadre bien connu de vos joueurs, Westeros, Paris, Le duché de Normandie… la carte perdra de son importance. Dans un univers nouveau par contre, elle permet de rendre l’univers visible, et est un support de discussion idéal pour se situer dans l’espace, parler du monde, débattre de la meilleure route à prendre… Elle sert à créer de la profondeur en donnant vie au hors-champs.
Mais attention ! Selon le célèbre aphorisme d’Alfred Korzybski : la carte n’est pas le territoire. On a trop souvent tendance à utiliser la carte comme un plateau de jeu, et à réduire l’univers à sa représentation. La carte se confond alors avec l’espace imaginaire commun et devient le seul horizon des joueurs, qui réduisent l’imaginaire à des contours précis et des distances mesurables au détriment de leur propre imaginaire. Ceci est du à une confusion entre l’intra et l’extra-diégétique. Je m’explique : La diégétique est ce qui appartient à la fiction.¹ Les personnages, la ville, l’univers, les PNJs, sont des éléments intra-diégétique (les personnages en ont conscience) alors que les règles, la musique, les joueurs, le meujeu, sont des éléments extra-diégétique, qui servent à faire fonctionner le récit sans y appartenir (les personnages les ignorent). Confondre la carte et le territoire (comme sur un plateau de jeu), c’est en faire une vérité absolue émanant du meujeu (extra-diégétique) ; alors qu’il peut aussi être très intéressant d’en faire un objet possédé par les personnages, interne au récit et donc soumis a ses lois (intra-diégétique).
Par exemple, il n’est pas toujours logique que des personnages, notamment médiévaux, connaissent parfaitement la géographie de leur région et sachent estimer les distances sans erreur. Si une compétence « orientation » existe dans le jeu, une carte objective et parfaite lui ôte tout son intérêt, on ne peut plus se perdre ! De plus, la carte a tendance à être frustrante pour les joueurs qui ne pourront pas tout explorer, surtout à bas niveau. Tous vos noms de lieux épiques et vos contrées légendaires paraîtront très virtuels si vos joueurs savent qu’ils ne les visiteront pas avant très longtemps.
Du bon usage de la carte en JdR
Si on l’utilise bien, la carte peut-être un outil narratif puissant. Voici quelques pistes à explorer pour l’utiliser aussi richement que possible.
- Votre carte est-elle intra ou extra-diégétique ?
- Si les personnages peuvent facilement connaître leur univers (une grande ville contemporaine par exemple), autant leur donner directement une carte objective (extra-diégétique), car il n’y a pas de différence avec la carte que les personnages trouveraient sur n’importe quel abribus dans la fiction. Elle servira alors de vérité objective quand à la géographie du jeu, à moins que vous ne fassiez exprès d’y ajouter des éléments cachés.
- S’ils évoluent dans un univers anciens, incertain, ou des contrées mystérieuses, la carte peut devenir très subjective et intéressante ! Présentez-leur comme un objet détenu par les personnages. Dans les jeux historiques, pourquoi ne pas donner à vos joueurs une carte d’époque (intra-diégétique), en vous basant personnellement sur une carte actuelle précise pour jouer sur les décalages ? N’hésitez pas à laisser des blancs, tracer des contours bancals, voire carrément faux. Vous donnerez ainsi aux joueurs le devoir de s’orienter a partir d’informations parcellaires, ce qui favorisera bien plus l’immersion que de leur donner un guide touristique d’au-delà du Mur.
- Votre carte doit-être suffisamment évocatrice sans être trop descriptive, elle sera le premier contact entre vos joueurs et l’univers. Pour un pays, contentez-vous des lieux réellement importants, pour une ville brossez les quartiers principaux. Si vous jouez à bas niveaux, partez du plus petit (la région) et étendez au besoin. Vos joueurs n’ont pas besoin de connaître toute la Terre du Milieu si l’aventure ne se déroule que dans la Comtée. Soignez par contre le plan de celle-ci en y indiquant les lieux-dits, les routes, les bourgs et pourquoi pas en laissant quelques lacunes. Dans un huis-clos inspiré de Sleepy Hollow, prévoyez un plan précis du village avec les habitations de chaque protagoniste, et laissez aux joueurs le soin de tout découvrir par eux-mêmes.
- Enfin, si vous êtes amateur d’aides de jeux léchées et habile de vos dix doigts, vous pouvez fabriquer une vrai belle carte, dessinée à la plume sur un parchemin ou du papier ancien. Ce n’est pas obligatoire, mais ça fait de l’effet.
Ces conseils ne sont pas exhaustifs, et vous avez surement d’autres astuces ou expériences sur le sujet. Partagez-les donc dans les commentaires autour d’une chope d’hypocras, qu’on en discute.
Les cartes peuvent devenir des outils très précieux, qu’il serait dommage de réduire à un bête plateau de jeu-de-l’oie. C’est un outil narratif à la richesse illimitée, voire un moteur d’aventure en tant que telle. Après avoir dédié leurs vies à tracer de nouvelles routes et repousser les frontières du monde connu, ce ne seraient pas Christophe Colomb et Vasco de Gama qui diraient le contraire.
-Saint Epondyle-
¹ G. Gourdeau, Analyse du discours narratif, Magnard, 1993.
Lire la suite : Le plan et le territoire imaginaire commun (2/2).
Eh bien, je dois dire que tu résume tout ce que je pense a propos des cartes^^
Ma dernière campagne s’est en effet déroulée dans un monde médiéval très sauvage et remplit de monstres, et si les royaumes civilisés étaient assez précisément cartographiés, les terres sauvages étaient approximatives, pleines de mentions « ici sont les dragons » et remplis plus par l’imagination des cartographes que par de vraies observations. Du coup, mes joueurs ont dessinés leur propre carte au fur et a mesure de leur exploration, mais sur la base de ces légendes, et ça a beaucoup aidé a leur immersion dans l’univers.
Salut Kaldjinn, merci pour ton enthousiasme. Finalement est-ce que tes joueurs ont appris à dessiner de bonnes cartes ? C’est un peu un problème, comme j’en parlerai dans mon article sur les plans. Les joueurs ne se repèrent pas trop.
Des conseils ?
Eh bien, malgré quelques problèmes d’échelle, et le fait qu’on cherche toujours comment dessiner une montagne vue d’en haut, leurs cartes sont souvent bien mieux que les miennes^^ Le truc, c’est dès le début savoir quelle distance sépare chaque chose, et de ne pas hésiter a recommencer la carte si quelque chose va en dépasser. Il suffit de se dire une fois « bof, il est ici mais on va le marquer un peu plus par la », ou quelque chose du genre, pour qu’au final la carte en question ne vaille plus rien.
Joyeux Haloween!
Yep, toujours ce problème d’échelle. Sans doute vaut-il mieux faire des schémas de coupe plutôt que des cartes, pour les décors très verticaux. J’y reviendrai copieusement. :)
Joyeux Halloween de même !