L’empire de l’imaginaire est une biographie de Gary Gygax : fondateur de TSR et co-inventeur de Dungeons & Dragons (D&D) en 1974. Employé d’assurance puis auteur de wargames et contributeurs à d’innombrables publications non professionnelles, organisateur de la Gen Con (pour Lake Geneva Convention) dès ses premières éditions, Gary fut également l’un des « nerds » les plus révérés de l’histoire, un créateur obsessionnel parce que passionné (c’est la même chose) et un homme d’affaires qui dota D&D, dès le départ, d’une dimension commerciale évidente. Sa biographie romancée (et sourcée) parue en français aux éditions Sycko, apporte beaucoup d’éléments passionnants pour comprendre, au delà de la vie de l’auteur, pas mal de choses sur la genèse du JdR.

La première chose qui me frappe est que, si le JdR à récemment fêté ses 40 ans (en 2014), le milieu n’a pas tant changé que ça depuis les origines. Bien sûr, le crowdfunding, la diversité des jeux et l’image auprès du grand public n’était pas la même, il y a eu des heures de gloire et quelques descentes aux enfers mais on retrouve beaucoup de points communs entre le JdR d’alors et celui de maintenant.

A l’origine fut la simulation

Le JdR vient du wargame, soit l’ancêtre des jeux de figurines dont Warhammer est aujourd’hui le plus fier représentant. A l’origine fut la simulation de combat, qui tendit progressivement à individualiser les personnages (au lieu de ne compter que des bataillons) et à glisser du terrain historique vers la fantasy.

La complexité des jeux à la D&D, c’est à dire des jeux très branchés simulation et exhaustivité des règles, vient directement de cet héritage. Ce n’est qu’après que les jeux ont eut tendance à se simplifier jusqu’à la mode du minimalisme d’aujourd’hui. Mais au delà de la guerre de chapelles, il est passionnant de noter que le JdR (terme générique inventé par les plagieurs de D&D interdits d’utiliser le nom du jeu) a été inventé en ajoutant au wargame cette branche « molle » qui lui manquait : l’ambiance, l’interprétation, le rôle. Là ou le wargame comme tout jeu de société traditionnel n’est « que » règles et adaptations à ces règles (stratégie) le JdR est doté d’un cachet supplémentaire qui tient de l’évocation littéraire, entre jeu d’acteurs et relations interpersonnelles, et qui lui donne un supplément d’âme.

C’est l’incarnation théâtrale, le roleplay, qui différencie le JdR des autres jeux de société. La narration partagée en est la substance.

L’industrie impossible

Dès l’époque de Gygax,et encore maintenant, le JdR a toujours été incapable de changer d’échelle et de dépasser le petit monde clôt de ses passionnés. Malgré les millions brassés par TSR (maison mère de D&D fondée par Gygax) à la belle époque de D&D et Advanced D&D, l’entreprise a visiblement toujours eu du mal à dégager une marge commerciale suffisante et à se stabiliser. Et ce alors que les salariés n’étaient pas mal payés et que Gary Gygax à pu flamber comme un millionnaire à son apogée. « L’industrie » du JdR d’alors était soumise au même impératif que celle d’aujourd’hui : publier ou mourir, car le marché nécessite de la nouveauté et la concurrence ne sommeille pas. (Dommage, au passage, que des acteurs comme Chaosium ou White Wolf soient tout juste mentionnés. J’aurais aimé connaître une bribe de la genèse de L’Appel de Cthulhu et de Vampires.) Charge aux éditeurs, et le TSR d’alors ne faisait pas exception, de sortir un blockbuster régulièrement pour s’assurer la survie. Or, Gygax ne s’y trompait pas, les étoiles ne sont jamais deux fois alignées comme pour l’invention de D&D.

La logique de bibliothèques de suppléments si chères à D&D et aux jeux old-school (coucou Pathfinder) vient de là, tout comme le fait de publier des éditions différentes (en fait de nouveaux jeux à part entière) pour renouveler une gamme sans jeter une marque, mais surtout revendre la même chose à une base d’acheteurs potentiels. De cette ouverture au (relatif) grand public vient l’abandon progressif des inspirations Sword & Sorcery de D&D au profit de l’Heroic Fantasy plus bankable (et la suppression de l’Assassin au profit du Voleur). Logique d’ouverture au grand nombre donc, et de réassurance des « mamans » à une époque ou le JdR était destiné aux enfants avant tout, et souffrait d’une image délétère suite à des séries d’attaques médiatiques (accusations de satanisme, suicide et toute la panoplie dont sont accusées toutes les nouveautés pop depuis les Beatles) – que l’on a connu chez nous par la voix de Mireille Dumas.

Enfin, les éditions successives de D&D qui fondèrent la logique de ré-édition et de sortie de nouveaux jeux à part entière dans le milieu, viennent également d’un impératif pour TSR de se « débarrasser » de ses auteurs initiaux en créant des jeux suffisamment différents des versions originales pour ne pas leur payer de droits d’auteurs. Un monde charmant dès ses débuts, donc, où le business prime dès que (un peu de) pognon entre en lice. La méthode utilisée par Gygax contre Dave Arneson (co-créateur de D&D) à ses débuts à finalement été utilisée contre lui avec l’édition de D&D 2 par TSR. Et lui d’affirmer « ils ont tué TSR pour économiser 2,5% ».

Personne ne sait où nous allons

Si cette biographie de Gygax est un bon moyen de comprendre les rouages de ce milieu aux origines, c’est surtout du milieu dont il est question plus que du contenu des jeux en eux-mêmes. On n’en saura pas beaucoup plus sur le gamedesign et les univers de l’époque, peut-être aussi parce qu’il n’y en a pas autant à dire que sur ceux d’aujourd’hui, plus complets. Ceci étant, le bouquin de Michael Witwer a pour grand bienfait de rappeler ce fait crucial : nous n’en sommes qu’au début. La vitalité du JdR ne se dément pas, et loin d’être fossilisé dans des pratiques anciennes, il invente, recréé, fait de nouvelles soupes dans d’anciens chaudrons, mais pas que.

Les conflits de chapelles qui nous occupent (vaguement) révèlent sans doute que les pratiques se multiplient, et que les succès de certains jeux auprès de certains publics créent encore de nouveaux modes de jeu qui, demain, deviendront peut-être des genres à part entière. Personne ne sait de quoi l’avenir de la pratique sera fait, tout s’invente, rien n’est figé, comme je le disais dans un article de JdR Magazine. C’est sans doute la meilleure leçon à tirer de L’empire de l’imaginaire : personne n’aurait pu dire, à l’origine, ou ça irait. Chacune de nos parties invente ce que « jeu de rôle » veut dire. Tâchons de ne jamais nous brider, d’inventer, de faire bloc tout en ouvrant portes et fenêtres, de ne pas nous braquer sur les conflits ineptes et stériles, mais de semer à chacune de nos parties et projets, les graines d’un futur radieux.

~ Antoine St. Epondyle

J’ai reçu cet ouvrage reçu en service-presse. Cet article n’est ni « sponsorisé » (aucun ne le sera jamais) ni influencé, autant que possible.

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