
« Pourquoi faut-il que les petits frères grandissent ? »
J‘ai tourné autour de Sambre pendant longtemps avant d’oser m’y confronter, comme si l’ampleur de l’œuvre imposait de s’y préparer. C’est d’ailleurs peut-être le cas. Drame romantique et historique, la saga dessinée par Bernar Yslaire (accompagné de Balac dans le tome 1) est un classique de la BD franco-belge. Dès le départ, l’ambition de la série était de créer une tragédie romantique en hommage à la littérature du XIXe.
Au croisement de Baudelaire, Victor Hugo et Shakespeare -excusez du peu- Yslaire nous propose une saga familiale très sombre, dont les séries dérivées continuent encore d’approfondir l’univers, et surtout l’histoire des personnages. Chaque branche de l’arbre généalogique de la famille Sambre donne lieu à sa propre série. Le premier cycle est consacré à la deuxième génération, dont l’histoire se déroule entre 1847 et 1848. Les deux générations suivantes poursuivent le récit jusqu’en 1871, et La Guerre des Sambre remonte le temps pour dévoiler les origines de la malédiction. Car c’est bien de malédiction qu’il est question.
Bernard et Julie, une tragédie

Hugo, le patriarche de la famille Sambre vient de mourir dans des conditions sordides. Il laisse derrière lui une solide réputation de fou, une oeuvre inachevée et une famille au bord de l’explosion. Alors que sa veuve se console dans les bras du cousin Guizot, sa fille Sarah plonge dans « La Guerre des Yeux », son livre inachevé et source d’inquiétantes prédictions. Indifférent aux querelles de son aristocrate famille, Bernard n’a d’yeux que pour Julie, une enfant des rues aux yeux rouges comme le sang. Ce même rouge dont Hugo prophétisait qu’il deviendrait la ruine de quiconque en tomberait amoureux. Leur amour ne durera qu’une nuit, mais sera le point de départ de toute l’intrigue.
Le premier album, Plus ne m’est rien…, ouvre sur l’enterrement du père et le début du déchirement de la famille. L’ambiance de roman gothique est déjà bien présente dans le cadre rural, les décors et l’époque, mais aussi dans les thèmes abordés dès les premières pages. L’amour et la mort, thèmes romantiques par excellence, sont les deux fils directeurs entremêlés de toute la série.
Dès le tome 2 (Je sais que tu viendras…), l’histoire se déplace à Paris, la capitale secouée par la révolution de 1848. Le prétexte de vendre le vieil hôtel familial de la Rue des Innocents, est pour Bernard l’occasion de s’affranchir du poids de son nom et de sa famille de fous, ou du moins le croit-il. Tous les éléments sont réunis pour une histoire d’amour grandiose, dont on devine très vite qu’elle sera rattrapée par la fatalité et la mort.
Tous les personnages (même secondaires) sont dotés de personnalité fortes, et on aime en découvrir un peu plus à chaque tome. Sarah est la grande sœur protectrice et tyrannique, Bernard le cadet ivre de liberté, Julie la fille des rues sans famille, Rodolphe le révolutionnaire et Valdieu l’artiste maudit. Les personnalités sont plus complexes que d’apparence, et les relations entre personnages se tissent au fur et à mesure des albums. Ils évoluent, trahissent parfois, et se démènent comme ils peuvent dans le courant brutal de l’histoire en marche.
Tableaux parisiens

C’est le deuxième grand intérêt de la saga : sa trame historique. Seulement évoquée au départ, la révolution est proche qui entraînera avec elle le destin des personnages. Cette seconde révolution française est un événement relativement méconnu, très peu abordé dans la fiction, qui fut pourtant une période charnière et conduisit à l’abdication de Louis-Philippe et la fin de la Monarchie de Juillet.
En hommage aux poètes qui l’inspirèrent, Yslaire base son histoire directement à leur époque. Son écriture parfaite rappellera Lamartine, contemporain de l’intrigue (et proclamateur de la Seconde République en 1848). Le cadre et les idéaux révolutionnaires sont des échos très clairs des Misérables de Victor Hugo. Les décors sont magnifiques et terribles, ils évoquent comme l’esthétique gothique, les registres de la malédiction, de l’amour et de la mort, l’oeuvre de Charles Baudelaire et spécialement ses Tableaux parisiens.
La ville de Paris, donc, sert de cadre aux trois derniers tomes. On y découvre la capitale au XIXe siècle, et spécialement le quartier des Halles (avec quelques superbes représentations de la Fontaine des Innocents). Les pauvres s’entassent dans le ruisseau, et la révolution prend racine dans un terreau de misère et de violence. Pourtant, c’est moins cette misère qui conduira les personnages à la révolte qu’un désir d’émancipation familiale pour Bernard, et un profond désespoir pour Julie.
Le rouge et le noir
Le graphisme d’Yslaire s’affirme au fil des albums et créé une esthétique unique toute en rouge, noir et sépia. Le rouge, la couleur la plus puissante et la plus chargée émotionnellement sert de véritable fil graphique à la saga. Ce n’est pas un hasard si c’est cette teinte profonde qui se retrouve dans les cheveux de tous les membres de la famille, et dans les yeux de Julie. C’est celle du sang, de la passion amoureuse, et aussi celle du drapeau caractéristique de cette seconde révolution. C’est une couleur aussi chargée de sens qu’elle est violente, aussi positive que négative. Le rouge et le noir portent toutes la philosophie du romantisme : l’amour consume, se termine dans le sang, la passion se teinte de désespoir, la lumière n’éclaire que la mort.
S’il est vrai qu’un tout-puissant là-haut ait créé la lumière et mis à jour dans de laideur, alors dis-moi, que me reste-t-il à peindre sinon des ombres ?
Autant que le graphisme singulier, c’est le texte qui frappe par son écriture poétique. Tous les personnages s’expriment de manière très théâtrale, déclament pratiquement des vers, ce qui renforce l’ambiance tragique de l’ensemble. Les textes sont ciselés, et réussissent à créer une vraie tension dramatique tout en soulignant le rôle de chaque personnage dans l’intrigue. On est moins dans le langage d’époque ou dans l’oral, que dans l’éloquence romantique.
La deuxième génération de Sambre est un monument de la BD contemporaine. Sans jamais tomber explicitement dans le fantastique, elle flirte pourtant avec lui en continu, entre prophéties macabres et implacable fatalité. Le sort effroyable de la famille, l’impossibilité pour les amants de se retrouver sans tragédie ni trahison, sont autant de coups portés au romantisme gentillet par une vision très noire de l’existence. Un destin tragique et tout puissant préside à la course des personnages qui, se battant pour l’infléchir, n’arrivent qu’a précipiter leur propre chute.
-Saint Epondyle-
~Quelques dessins originaux de Bernard Yslaire, qui devraient achever de vous convaincre de découvrir la série.~
J’aime beaucoup les dessins et l’atmosphère qui s’en dégage, reste plus qu’à découvrir les sombres histoires dont tu parles ;-)
Yop, je recommande vivement !
je l’avais lu, effectivement c’est une excellente oeuvre et un ovni bédéistique
Salut Jean Pierre. Tu as lu les suites ?
pas impossible, un truc qui avec une femme déporté vers les colonies (Guyane ?) mais je ne sais pas si c’est la série principale ou la suite…
Oui, c’est le début de la troisième génération (Bernard-Marie). Je ne l’ai pas encore terminée.
encore un bernard ? ou c’est le meme ? il faudrait vraiment que je les relise, c’est assez flou… :p
Bernard-Marie (3° gen) est le fils de Bernard et Julie (2° gen). Mais chuuuut, on frôle le spoiler. :D
:) t’as raison je vais aller les relire plutôt que de pourrir l’histoire a tout le monde….
Pas de souci, et dans le genre, j’ai croisé le nouveau tome de la première génération en librairie, les dessins sont ahurissants. Je pense que je ne tiendrai pas longtemps. :p
je ne lis pas de BD, mais je lis Yslaire :)
Tu as tort, y’a plein de bonnes choses !
Plus ça va et plus je considère la BD comme l’un de mes médiums préférés.