C’est dans un minuscule cinéma d’allure antique, un peu caché en marge d’un grand boulevard, que je me suis rendu dernièrement. Entre couloirs exiguë et moquette délabrée, on ne pouvait rêver meilleur décor pour savourer le dernier film de Jim Jarmush : Only Lovers Left Alive. On le saura, j’aime beaucoup les réinterprétations de mythes emblématiques ; et plus que tout, j’adore les vampires. J’attendais donc beaucoup de ce film, dont on m’avait dit du bien.
Only Lovers Left Alive évoque plus qu’il ne raconte la vie nocturne de deux amants vampires. Adam, le plus jeune, vit dans une grande baraque abandonnée de la ville fantôme de Détroit. Radicalement solitaire, il compose et joue une musique sombre et envoûtante, qu’il laisse parfois filtrer au reste du monde. Ève, de quelques siècles son aînée habite un appartement de Tanger encombré de centaines de livres accumulés depuis des éons. Il vit complètement reclus dans les ténèbres de sa dépression suicidaire, elle moins. L’un comme l’autre se nourrissent de sang en poches médicales mais l’approvisionnement est difficile, et la nourriture comestible est rare. Malgré la distance qui les sépare, les deux amants sont liés dans l’éternité.
Autant le dire tout net : Only Lovers Left Alive est un film contemplatif. Les scènes sont longues, les gestes lents, les mots parfois rares. Pourtant, il ne s’y passe pas tout à fait rien. Il n’y a pas d’histoire à proprement parler mais une série d’événements qui participent à la peinture générale de l’errance des personnages.
Si l’on a déjà vu des vampires au cinéma, le réalisateur Jim Jarmush nous propose ici une vision assez neuve, très esthétisée et malgré tout assez réaliste du mythe vampirique. Certes les personnages boivent du sang, vivent la nuit et possèdent des capacités surnaturelles, mais l’intérêt du film est moins là que dans le dessin en creux d’une réflexion sur l’immortalité. En effet, Only Lovers Left Alive esquisse -sans la dire complètement- la vie de ce couple hors normes, réuni par des siècles de vie partagée. Les personnages semblent avoir tout vécu, tout vu, et croisé beaucoup de monde. Ils en finissent blasés, en dehors du monde par nature, comme des observateurs indifférents au chaos qui les entoure. Pourtant, ils devinent dans les mutations du monde une menace mortelle sur leurs existences silencieuses.
Pas d’orgies death-metal/BDSM, de baston en bullet-time ou de complots dans l’ombre. Only Lovers Left Alive propose une vision nouvelle du mythe vampirique, à travers l’évocation de ce que pourrait être la vie réelle de personnages immortels qui n’ont d’ailleurs rien de méchant. Les attitudes et les silences des deux amants laisse entrevoir la profondeur d’un amour de plusieurs siècles, et le couple dégage une sagesse nostalgique mêlée à un sentiment de résignation devant l’effondrement de la civilisation. Aucun des deux ne songe d’ailleurs à faire changer quoi que ce soit, ils sont les spectateurs invisibles d’un monde qui s’écroule sur lui-même. En ceci, le film peut être vu comme une réflexion sur la position de l’artiste, renonçant à suivre le cours du monde et se réfugiant dans une expression émotionnelle et mélancolique… sans accéder au bonheur pour autant.
Depuis des siècles, les personnages ont accumulé des sommes considérables de souvenirs et une nostalgie abyssale. Leur seul centre d’intérêt sont les arts auxquels ils vouent leurs existences éternelles, et notamment la musique qui occupe une place centrale dans le film. Adam est compositeur (de génie bien sûr), il collectionne les instruments anciens sans réelle passion et écrit une musique seulement destinée à Ève et lui-même. Terriblement las, il conçoit de vagues projets suicidaires pour tromper l’ennui. Son amante a un tempérament différent : plus ancienne, elle assiste aux changements du monde avec un recul indifférent, et refuse de se laisser gagner par le spleen. Elle semble avoir lu tous les livres du monde, parle toutes les langues, elle fréquente quelques autres vampires et vit avec son époque.
Evidemment, un tel synopsis requiert pour être crédible des acteurs de première classe. Tilda Swinton dégage un charisme calme et une beauté fanée hypnotique, elle est absolument parfaite. Tom Hiddleston quand à lui surprend par la justesse de son rôle en rockeur solitaire et dépressif. Comme quoi on peut avoir joué dans Avengers et être un très bon acteur.
Élégance ultime, le film se permet même un humour subtil, en jouant sur l’ironie et le décalage entre les vampires et le monde des « zombies ». Dans les quelques scènes où les personnages rencontrent des humains, le fossé entre les deux univers parait absolument infranchissable et provoque quelques dialogues vraiment drôles.
Pour servir de théâtre à la mélancolie des personnages, l’esthétique du film est ultra léchée et franchement magnifique. Les environnements sont superbes, tant pour les intérieurs en cocons surchargés de souvenirs anciens que pour les villes filmées uniquement de nuit. Détroit est une vision de la gloire industrielle passée de l’Amérique, devenue une cité délabrée presque vide. On voit parfois passer une voiture au loin, mais la plupart des immeubles ont des façades sombres aux fenêtres creuses et peuplées des animaux et des plantes qui en ont fait leur habitat.
Une musique magnifique baigne tout le film d’une ambiance sombre tantôt rock, tantôt orientale. La bande originale est signée de SQÜRL, le groupe du réalisateur, associée au talent de Jozeph van Wissem, spécialiste des morceaux au luth et des mélodies minimalistes. On alterne entre les guitares saturées figurant l’oeuvre d’Adam et reflétant sa sombre psyché, et les sonorités arabisantes évoquant l’atmosphère plus chaleureuse de Tanger. Parfois, la musique sait se faire discrète jusqu’à disparaître complètement, ce qui rappelle l’usage intelligent de la BO de Drive notamment.
Only Lovers Left Alive est de ces (rares ?) films qui donnent au cinéma son rang d’art majeur. C’est une oeuvre complète dont chaque dimension est travaillée pour s’assembler aux autres en y apportant quelque chose en propre. C’est le film le plus beau que j’ai vu depuis des années, qui propose en plus un nouveau regard intelligent sur le mythe casse-gueule du nosfératu. C’est un chef-d’œuvre de romantisme noir, profond et intelligent à la Dracula, mais sans équivalent.
~ Antoine St. Epondyle
Heureuse de découvrir un article qui dépeint avec justesse cette étrange expérience de cinéma.
C’est un film effectivement contemplatif, aérien, esthétiquement sublime.
En ce qui concerne Tom Hiddleston, je ne serais pas aussi rude sur son rôle de Loki : les films de la franchise ne sont pas réussis, mais il s’en tire admirablement. Il en a fait un personnage ambigu, presque touchant, et par extension, beaucoup moins prévisible que les grands méchants de certains films de genre.
Dans la même lignée, on peut citer un autre comédien de génie : Benedict Cumberbatch dans Star Trek, qui nous offre quelques moments de jeu franchement bouleversants.
C’est à ça que l’on reconnaît les vrais acteurs : ils tirent n’importe quel personnage vers le haut.
Honnêtement, je dois bien reconnaître que mon commentaire sur Tom Hiddleston relève plus du plaisir d’envoyer un skud sur Avengers et la suite Marvel que du vrai jugement d’acteur. Ce n’est pas dans ce genre de film qu’on laisse aux acteurs la liberté de leur jeu donc…
Mon avis est un peu le même sur Benedict Cumberbatch, et d’ailleurs il ne m’a pas vraiment marqué. Tu me recommanderais un autre de ses films ?
Merci de ton commentaire en tous cas. Sur twitter on m’a dit qu’Only Lovers Left Alive était long et ennuyeux, je suis content de voir que cet avis n’est pas unanime. :)
Benedict Cumberbatch, je te le recommande tout simplement dans « Sherlock », la série … Chaque épisode dure le temps d’un film (1h15 je crois), le scénario est impeccable, les acteurs tous excellents : ça vaut sincèrement le coup.
J’ai vu beaucoup de bons commentaires sur Only Lovers Left Alive, mais dans la petite série des mauvais, celui-ci sur Allociné m’avait bien fait marrer : « En plus, Cate Blanchet est particulièrement moche dans le film. »
Ce film est très clairement un des meilleurs films de 2014. Même si l’année est loin d’être finie. Il est magnifique.
Sarah > On m’a dit beaucoup de bien de cette série, mais pourquoi faut-il que ce soit si long ! C’est essentiellement ce qui me retient pour les séries, ça dure des plombes. :p
Le commentateur sur Allociné a visiblement des goûts contestables en tous cas. XD
Tigger Lilly > Bien d’accord. Je pense qu’on peut même dire qu’en termes de vampires et de film d’ambiance, on aura pas aussi bien d’ici des années.