Christo les crocs

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sac, par ~Brooke Shaden

« Après ces dix nuits de merde,
rendu fou par la faim, il n’a pas pu s’en empêcher. »

« – Elle me fait penser à celle de l’autre jour.
– Tais-toi.
– Comment elle s’appelait déjà ?
– La polonaise ?
– Ouais, la polonaise.
– Je sais plus. J’y peux rien.
– Tu crois qu’ils ont retrouvé le corps ?
– J’en sais rien.
– Tu me fais gerber. Assume un peu tes actes connard.
– Ferme ta gueule Léopold.
– Où quoi ? Tu vas te frapper la tête contre les murs ?
– Ouais, pourquoi pas ?
– Alors vas-y, si ça te chante. Tu feras encore plus pitié. T’as déjà essayé de te flinguer tu te souviens ? Arrête un peu tes conneries mon mignon, tu peux bien te raconter toute la merde que tu veux, la p’tite polak c’est toi qui l’a butée. Et celle-là, c’est encore toi qui l’a amenée ici. Tu sais très bien comment ça va se finir. Alors tranche-lui la gorge et arrête de chialer.
– Je vais pas faire ça.
– Et ouais ! T’as traîné cette connasse de Belleville jusqu’ici pour lui payer un verre, c’est ça ?
– Tu veux pas me foutre la paix un peu ? Casse-toi, ferme ta gueule !
– D’accord Christo. Je te laisse un moment. Fais pas tout foirer encore un coup. »

Le Père Lachaise est plongé dans une obscurité presque totale. Le bruit de la pluie crépite sur les feuilles des arbres et le marbre des tombes. Au loin, on entend les bagnoles qui longent le cimetière. Debout sous le crachin dégueulasse, du genre qui vous colle aux basques et vous gèle les couilles, Christo contemple le trou. Un caveau rectangulaire et boueux comme pas possible. Au fond, la fille est roulée en une boule inerte, trempée et pleine de merde. Il n’ose pas baisser les yeux vers elle. Elle lui rappelle trop celle de l’autre fois, la polonaise.

La polak, putain. Il a voulu l’oublier. A en crever. La plus belle fille qu’il ait jamais vue. Vingt-deux ans, ou un peu moins. La vie devant elle. Il revoit son corps a poil, la gorge saignée à blanc. Et le sang, putain, qui tapissait toute la chambre. Quand il a compris, quand il a prit conscience de ce qu’il avait fait, il s’est laissé emporter par la fureur. Il l’a bouffée jusqu’à plus faim, à s’en rendre littéralement malade. Complètement fou qu’il était, il a tout détruit autour de lui. Et puis il s’est attaqué au bar de la chambre : toutes les bouteilles y sont passées, pas d’exception. Pareil pour le reste de poudre qu’il a trouvé dans le sac de la fille. Il s’est mis mal comme jamais, avec des doses à décimer un régiment. Il a gerbé toute la nuit.

Depuis, il n’a plus rien becté. Ni attaqué personne jusqu’à ce soir. Dix ou onze nuits de jeûne pour rien. Dix putain de nuits à se faire harceler par des visions cauchemardesques, des orgies démoniaques et des fantômes hurlants que ni l’alcool ni les drogues ne parviennent à masquer. Des bêtes s’accouplant à des cadavres aux paupières arrachées, des écorchés à face de singe et les spectres de tous ses regrets, de toutes ses innombrables faiblesses. Pendant dix nuits. Dix nuits à ne rien bouffer, à se tenir éloigné des rues trop fréquentées. Dix nuits de migraines intenables, le crâne dans un bain d’acide. Et ce connard de Léopold qui s’en donnait à coeur joie pour le tourmenter. Alors après ces dix nuits de merde, rendu fou par la faim, il n’a pas pu s’en empêcher. Il a accosté la nana a côté de Belleville. Au milieu de la rue, devant plein de témoins il lui a collé un coup de couteau. Y’en a pas un qui a bougé.

Le voila maintenant rendu. Christo baisse les yeux vers la fosse noirâtre. Il regarde la fille en contrebas, ses fringues déchirées, sa tête cachée sous des cheveux en bordel. Pour un peu il l’entendrait respirer. Elle est belle et, merde, qu’elle lui donne faim. Il voudrait la prendre ici et maintenant, dans la boue et la nuit. Il le ferait s’il n’y avaient les regrets, et s’il avait encore assez de sang dans le corps pour réussir à bander. Debout sous la flotte, il contemple sa proie. Il serre les dents à se les faire exploser. Il joue avec les perles de son chapelet avec sa main gauche. De la droite, il triture le manche de son couteau. Il sait pas… il hésite.

« – Me tuez pas…
La voix le fait sursauter. Au milieu du néant, du silence de la ville sourde et aveugle, la fille s’est mise à parler. Putain, il n’avait pas besoin de ça. Il ferme les yeux, lèvres scellées, ne répond pas.
– S’il vous plait, me tuez pas… Elle insiste.
La pluie continue de tomber en impacts lourds tout autour. Christo n’a pas voulu ça, il aurait préféré qu’elle se la ferme, qu’elle lui facilite le boulot. Perdu pour perdu, il se baisse et s’assied en tailleur sur le bord du trou. Il cherche un truc à dire, mais c’est Léopold qui prend la parole.
– Tu vas pas causer au bétail rassure-moi Christo ? »
Surtout ne pas répondre. Ne pas accorder trop d’importance à Léo. L’empêcher de prendre consistance. Garder le contrôle. Il entend la fille respirer au fond du caveau, de cette respiration typique de victime. Elle sanglote, flippée à mort. Elle doit se pisser dessus.
Et toujours cette migraine qui lui scie le crâne. Et cette douleur au fond des yeux, du nerf optique tendu comme au bord de la rupture.

La fille s’est relevée tant bien que mal. Appuyée sur le rebord terreux de la tombe, elle tient sa blessure avec la main, essaie de retenir le sang qui goutte à travers ses doigts. Elle est blême et elle le regarde avec des yeux terrifiés. Des yeux bleus. Christo et assis sur le rebord dégoulinant de merde, il la regarde. Pourquoi il a fallu qu’elle se réveille ?
« – Monsieur… me tuez pas. Elle répète la même chose en boucle.
– Oh Christo ! M’ignore pas sac à merde ! Commence à s’énerver Léopold.
– Ta gueule bordel !
– D’accord, tu veux te laisser crever de faim ? C’est ce qu’on va voir pauvre connard ! »
Léopold se redresse d’un coup, et saute à pieds joints dans la fosse exiguë. La fille se recule au fond du trou ; elle sait qu’elle ne pourra pas remonter toute seule. Ses yeux fous cherchent une issue, n’importe laquelle. Et elle voit la mort fondre sur elle. Pas d’issue possible.
Christo se fige. Il fixe la fille droit dans les yeux.
« – Je vais te rendre service Christo ; pense à dire merci. Balance Léopold, les yeux rivés sur sa proie.
– Pitié Léo, fais pas ça !

– Putain, mais à qui vous parlez ? » gueule la fille paniquée.

Léopold sort les crocs. Il se jette contre la victime qui pousse un cri perçant. Elle se débat, cogne. Le type lui assène le premier coup de poing. Elle essaie de répliquer mais sans aucune force. Un coup de dents la rate de peu, et la fille essaie désespérément de se libérer de l’étreinte mortelle. Elle frappe, chiale, hurle. Le coup de couteau de tout à l’heure l’a déjà bien amochée. Elle perd l’équilibre, s’affale dans la glaise. Elle commence à renoncer, et la mâchoire trouve son chemin.

Les canines de l’homme transpercent la peau, les molaires broient la chair, et inondent sa gorge de sang chaud. Un hurlement strident déchire l’air glacial du crépuscule ; mais le cimetière est vide, et la ville ne veut rien entendre.

La fille, si belle il y a une minute, n’est plus qu’un cadavre livide et immonde dans un trou à merde. Avant demain, les rats et les pigeons se battront pour becter ce qui reste. Christo balance quelques pelletés de terre sur la charogne, et enfonce sa capuche sur sa tête. « Merci. Dit-il à son compagnon. J’y serai jamais arrivé tout seul.
– T’es jamais arrivé à rien tout seul.
– Tirons-nous d’ici Léo. »

La silhouette encapuchonnée quitte le cimetière du Père Lachaise par une porte dérobée. La lumière jaune des réverbères baigne le boulevard d’un halo fantomatique. Dans l’humidité du mois de janvier, l’homme rejoint les ombres en longeant les murs. Escorté de ses démons, du spectre de ses regrets, et de ses innombrables faiblesses, Christo rentre chez lui. Au plus noir de sa solitude.

~ Antoine St. Epondyle

Inspiré par L’héautontimorouménos, de Charles Baudelaire, publié initialement dans Les Fleurs du Mal, en 1857.

14 Commentaires

  1. C’est une nouvelle très dense et je reste étrangement sur ma faim, c’est étrange car je ne vois pas ce qui me « manque » en plus (je sais, c’est pas super constructif comme ressenti..).
    J’ai beaucoup aimé ton traitement des regrets et de ces effets pervers. J’ai beaucoup aimé les descriptions aussi. Plus le coté un peu irréel.
    Mais malgré tout, je sais pas, c’est comme s’il manquait un « truc ».
    On s’attendrait presque à une suite en fait. Non ?

    • C’est vrai, mes textes donnent apparemment l’impression d’être des extraits tirés de quelque-chose de plus grand. Je pense que c’est ma façon de suggérer beaucoup de trucs « hors-champ » et mon économie d’événements dans l’histoire qui donne cette impression. Je pose l’ambiance, les persos, et… rien. Il ne se passe [presque] jamais rien.
      C’est la remarque qu’on m’a le plus faite sur ma toute première fiction : L’instant d’après.

      Comment l’expliquer ? Je ne sais pas trop. Dans mes fictions, je m’oriente beaucoup vers la réflexion des personnages, leurs pensées, leurs sentiments et leurs éventuelles liens avec l’environnement et le contexte. Comme tu auras remarqué, je bosse beaucoup mes atmosphères.
      Je n’aime pas écrire (ni lire) des trucs trop pleins d’action, surtout dans le fantastique, la SF et la fantasy. Je me méfie énormément de la copie des romans/films que j’aime par ailleurs. Mon mot d’ordre principal : surtout, SURTOUT, pas de kitsch !

      Merci beaucoup pour ton commentaire, il me fait bien plaisir. :)

      • c’est marrant, je m’étais fait à peu près la même remarque que NicoC pour « l’attente cordiale » avec le vampire et pour le monde post-apocalyptique de Wladek Kazhinski. mais ce qui m’a le plus frustré (et là tu n’es pas à remettre en cause) c’est d’arriver à la fin du cadavre exquis de l’été

  2. je trouvais l’univers très intéressant, et je regrette qu’il soit enterré à la fin du jeu d’écriture (de même que pour Wladek Kazhinski)

    • C’est vrai, et en même temps j’ai toujours été un défenseur des histoires finies.
      Je trouve que la frustration d’arriver a la fin de quelque-chose qu’on aime est infiniment préférable au dégoût d’en bouffer jusqu’à plus faim, ou jusqu’à l’épuisement. Cf toutes les séries trop longues, dont on ne voit jamais le bout puisqu’il n’existe pas.

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