« Trop de putains ! trop de canotage ! trop d’exercice ! Oui, monsieur, il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que ça. Tout le reste est vain, à commencer par vos plaisirs et votre santé ; foutez-vous cela dans la boule. »
– Flaubert, Lettre à Guy de Maupassant
Cher moi,
Tu me pardonneras de te tutoyer d’entrée de jeu, alors que je ne te connais pas encore. J’aurais disparu lorsque tu liras cette lettre, mais nous aurons été indéniablement proches toi et moi. Si je t’écris aujourd’hui, ça devient une habitude, c’est pour te parler de ma gueule. C’est un peu narcissique sans doute, mais ça aussi tu devras me le pardonner. Si je puis me permettre, c’est quand même grâce à moi si tu es là aujourd’hui.
Cette année comme les précédentes a été riche et brutale. J’ai terminé mes études, couru partout, déménagé, cherché du travail, trouvé du travail, déménagé à nouveau… tout en composant avec une santé vacillante et cette flemme fondamentale de se lever le matin, chevillée au corps comme la tique à sa victime, jusqu’à ce que mort s’ensuive. (Et mort s’ensuivra à n’en pas douter.) Bref, je suis maintenant « posé » comme un adulte. J’ai un métier, un assez bon salaire, un bel appartement.
Parfait bobo parigot, esclave aux chaînes d’or, je jouis sans mesure d’une agréable schizophrénie entre vie professionnelle et personnelle. Comme si l’existence pouvait être scindée en deux parties distinctes. « Work hard, play hard! » disait la brochure. Formatage intime, aliénation économiste. Je me complais dans la jouissance de l’instant. Mange. Bois. Baise. Sors, voit du monde. Voyage, écume les restos branchés, connait des adresses. Fais toi dépouiller de ton confortable salaire. Va au théâtre, au cinéma, à l’opéra. Incendie la chandelle par les deux bouts. Jouis comme si ta vie en dépendait.
On appelle ça « réussir sa vie ». Pour être franc, ça n’a pas été très difficile. Toi et moi sommes nés au bon endroit pour recevoir un bagage, vital, d’éducation et de valeurs. Il m’a « suffi » de ne pas quitter la route qu’on me proposait, de jouer la sécurité en toutes circonstances, pour me retrouver dans les vêtements étriqués de l’employé du mois à vingt-six ans tout juste.
L’époque est aux jouisseurs, à l’hédonisme porté en religion. Mais m’enivrant sans trêve ni mesure des plaisirs terrestres avec mes camarades de beuverie, me découvrant bon vivant au sortir de l’adolescence je ne peux réprimer un grandissant sentiment de frustration. Le vin est bouchonné et l’orgasme, aride.
Il va être sérieusement temps de se poser une question essentielle.
Qu’est-ce que tu veux faire de ta vie ?

Comme tu es trop blasé pour croire que la vie à un but, je reformule : « Que mets-tu au dessus du plaisir ? »
Il y a deux semaines, j’ai enfin publié mon livre. Tout seul, comme un grand. C’est un putain de soulagement. Mais ne va pas t’imaginer roupiller une seconde sur ma seule feuille de laurier. Surtout quand cette unique gloire est un fascicule d’actualité qui se retrouvera périmé d’ici un an. Pour l’œuvre millénaire on repassera, et il va devenir urgent de penser à la suite.
J’ai plein d’idées évidemment. Tu me connais. Et pourtant, je sens plus que jamais se refermer sur moi les griffes langoureuses de la gangue du confort petit-bourgeois. Ce même confort chaque jour un peu plus centré sur ses petits plaisirs pathétiques ; chaque jour un peu plus dur à briser. Cette même gangue que bétonnent définitivement le mariage ou la paternité, annihilant toute prétention à vivre pour soi-même en reportant sur d’autres les soucis (de plus en plus rares) que tu conçois à ton propre égard. Quoiqu’en disent les adorateurs du Saint Capital, bonheur et accomplissement n’ont rien à voir avec l’accumulation paniquée de richesses matérielles. On s’accoutume à toutes les drogues.
C’est pour ça que je t’écris ce soir ; dans la trop rare solitude de mon petit appartement, à une heure avancée de la nuit et pas si bourré que j’en ai l’air. Je le reconnais, j’ai plus souvent qu’à mon tour cédé aux sirènes tentatrices du lâcher prise, me laissant porter par l’ivresse facile des plaisirs immédiats. Sans doute est-ce vital également. Pourtant, comment expliquer que je suis encore obsédé par l’envie constante de fausser compagnie aux miens pour me réfugier dans la solitude, et y tenter de me saigner les veines – souvent sans succès – sur une page blanche immaculée ? Comment faire comprendre à ce monde que je crache à la gueule de la soirée d’écriture hebdomadaire qu’il consent à m’accorder par pitié, alors que mon âme toute entière aspire à une dévotion totale et sans retour aux mondes de l’esprit ?
Tout reste à faire, ou presque. Je te le demande donc sans agressivité (et sans présumer que je puisse avoir des raisons de douter de toi, juste pour l’avoir écrit au moins une fois noir sur blanc). Ne va pas tout gâcher. Je connais le pouvoir anihilateur de la résignation sur la passion. Nul doute que tu trouveras mille raisons qui te paraîtrons peut-être bonnes, ou raisonnables, pour remettre à demain (à jamais) ce que tu devrais faire immédiatement. Mais il n’y a pas de demain, tu n’auras jamais plus de temps que tout de suite. Il n’y a rien à prévoir, rien à remettre, la vie s’écoule à cet instant. Aucun moment n’est meilleur qu’immédiatement pour commencer l’œuvre de ta vie. Ne sois pas de ceux qui se voilent la face et s’illusionnent jusque ad patres sur leurs réalisations futures. Et si les chaînes à tes chevilles te semblent trop lourdes à porter, souviens-toi de la phrase d’André Gide : « L’art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté ».
Comme disait l’autre : « Je ne veux pas mourir sans cicatrice. » Je ne trépasserai pas sans les stigmates à l’âme qui témoignent qu’on fut en vie. Sans avoir pris le risque de coller au plus près du brasier quitte à être réduit en cendres. Tôt ou tard, sache refuser le confort qui t’est promis comme la caresse aux chiens encagés, sache adresser le bras d’honneur qu’elles méritent aux jouissances misérables qui sont aujourd’hui les tiennes, et que tu n’as jamais désirées. Le temps des compromis devra bientôt prendre fin. « Parce que ça fait mal, d’être libre. »
-Saint Epondyle-
Très beau texte. Merci.
Il s’inscrit dans la longe plainte du vide qui réclame le feu de la création et ne reçoit qu’une étincelle prémâchée, sans chaleur.
Je crois qu’on est une petite armée a avoir envie de se débattre sans bien comprendre par où nous sommes attachés.
« Je ne comprends pas ! Pourtant tout est bien dans ma vie ? »
J’ai tendance à penser que plus on prendra plaisir à la lutte, moins la compromission obligatoire et discrètement assassine du mode de vie « urbain favorisé » érigé en idéal n’aura raison de nous.
Non, tout n’est pas bien dans nos vie quand on a soif de souffrance sous prétexte qu’elle nous fait nous sentir intenses. Le hic c’est que les modèles théoriques du bonheur qui nous sont imposés ne font qu’aggraver les choses, avec un goût de sucre.
« Toute une armée » ça fait rêver. L’heure viendrait-elle de prendre le maquis, La Volte ?
Ta synthèse en « soif de souffrance sous prétexte qu’elle nous fait nous sentir intenses » est assez bien vu. Et ça fait flipper.
Merci à toi.
Il serait dommage de ne pas s’appesantir sur les nets progrès qui séparent la prose que je te connaissais de celle que tu arbores aujourd’hui.
Sur la diatribe elle-même, rien à redire. Il est toujours plus difficile d’être absolument certain d’avoir choisi chacun de nos mots et de nos actes que d’accomplir ce qui nous paraît le plus évident et naturel. Si cet auto-encouragement porte ses fruits, j’aimerai bien, un jour, que ton moi futur nous le rapporte.
Quant à la forme, je te félicite. Tout simplement.
Merci Nounours pour ton encouragement, j’ai du mal à voir mes propres progrès alors c’est un soulagement d’en recevoir la confirmation, surtout venant de ta part. Si cet encouragement porte ses fruits, je le dirais. Sinon aussi.
Bonjour excuser nous de vous déranger, nous somme deux élèves de 3ème et nous souhaiterions prendre un extrait de votre lettre pour un exposé en français ayant pour thème le voyage (spirituel,dans le temps ou le voyage physique) dans le quel nous mettrions votre lettre en parallèle d’une œuvre musicale. Accepteriez vous qu’on emprunte votre œuvre et si possible nous dire comment et par quelle inspiration avez vous réalisé ce projet. Bien cordialement Charlyne et Fiona.
Bonjour Charlyne et Fiona,
Je vous envoie un mail pour en discuter. :)
A+
Cher Epondyle,
Tu possèdes un talent d’écriture indéniable. Tes réflexions et ta prose font écho en moi, provoquant un entremêlement d’émotions contradictoires. S’y côtoient le plaisir de lecture, la peine qu’elle engendre ; l’espoir des lendemains meilleurs, le découragement devant la montagne à gravir ; l’admiration de tes textes, l’envie qu’ils m’inspirent. Une envie bipolaire : celle de la jalousie mesquine qui prend sa source dans un sentiment personnel de médiocrité et celle du désir véritable qui me chuchote à l’oreille (ou devrais-je dire « me titille l’œil ») et m’exhorte à écrire.
Je tenais à te laisser ces quelques petits mots d’encouragement. Car oui, c’est bien d’encouragements qu’il s’agit !
Et puisque je suis arrivée sur ton blog par l’entremise d’André Gide, je finirai sur une citation de lui : « La vie d’un homme est son image. À l’heure de mourir, nous nous refléterons dans le passé, et, penchés sur le miroir de nos actes, nos âmes reconnaîtront ce que nous sommes. »
Salut Sane Helle, merci de tes encouragements ! Je suis encore très mécontent de la plupart de mes écrits. Celui-ci en particulier me laisse un goût étrange à la relecture. C’est l’un des trucs les plus réussis et honnêtes que j’ai écrit dans le genre introspectif. Et c’est de très loin celui qu’on m’a le plus reproché.
Ecrire avec son bide est inhumainement difficile et assez douloureux. Se le faire renvoyer à la gueule juste après fait un peu double-peine. Les commentaires comme le tien font d’autant plus chaud au cœur.
Si tu écris toi aussi (ça a l’air d’être le cas), je te conseillerai malgré tout l’exercice. Ne pas penser à la réception, écrire comme si on était l’unique destinataire, le plus honnêtement possible, sans tabou (mon cul !), et vraiment lâcher prise au maximum. Il est trop facile de ne parler que de choses non impliquantes, le dernier film, le dernier bouquin qu’on a lu. Mais c’est pas en armure qu’on apprend à résister aux coups. Pour se renforcer, même si ça fait mal (parce que ça fait mal) il faut se foutre à poil.
Faut-il mourir d’avoir vécu ou vivre jusqu’à la mort ?
Je confirme, nous sommes une armée.
Très beau texte (je vois pas ce qui a pu être reproché, ou alors j’ai mal compris)
Merci de ton commentaire. :)
Les reproches que j’ai pu recevoir viennent de personnes très proches, qui ont pu se sentir visées dans un texte spécialement personnel. Le ressenti de chacun lui appartient, ça confirme en tous cas une nouvelle difficulté d’écrire avec ses tripes : on risque de vous le reprocher, de mal le comprendre et, essayant de s’expliquer, de se heurter à des murs d’explication personnelles pas très agréables.
Ceci dit, je n’ai pas -dans ce texte- eu la velléité d’attaquer qui que ce soit, à part moi-même. Et j’avais (pour toucher l’honnêteté la plus parfaite possible) banni de ma tête l’idée même de dommage collatéral. Il faut croire que ce fut maladroit.
Je l’ai relu du coup.
Déjà parce que c’est brillant, autant dans le style que dans ce que tu dis, car du coup on a envie (nous l’armée) pendant un instant de ne plus le penser et de ne plus le dire, puisque enfin ou à nouveau selon les cas, on trouve quelqu’un qui met les mots justes sur ce qu’on a dans la tête. Même s’il y a des nuances et que c’est bien ce qui fait que ton texte est le tien.
J’aurais pu dire maladroitement qu’il faut être égocentrique pour se sentir visé dans un texte aussi personnel. Mais ce serait ignorer ou sous-estimer ce que l’on représente pour d’autres. Cette schizophrénie dont tu parles va souvent au delà de deux parties. Sans nous rendre compte, nous y mettons des nuances selon chaque personne en face, aussi proche soit-elle, sans nous en rendre forcément compte.
Finalement, c’est plutôt une bonne chose qu’on te reproche des choses. Au delà du fait qu’on a surement amplifié ton propos en le voyant de l’extérieur, ça veut dire que tu comptes et que si tu finissais trop seul dans des soirées d’écriture, tu deviendrais peut-être fou.
Notre équilibre tient à peu de chose et ne peut souffrir de malentendus à long terme. Ton texte est trop viscéral par endroits pour devoir être expliqué ou interprété à froid. Je pense du coup comprendre ta réponse.
Mais peut-être suis-je à côté de la plaque, en tout cas je me retrouve en partie.
Sinon je pense que tu n’as pas eu de difficultés à écrire avec tes tripes, mais des difficultés à être compris. Mais comment l’être alors que ce n’est pas le but et que tu ne fais que lâcher dans la nature un truc brut qui te ronge et qui doit prendre l’air de temps en temps.
Bon, je me tais maintenant
Je suis très d’accord avec toi. Ceci dit, reste posée la question de la récidive. Ce genre d’exercice apporte sans doute beaucoup, aide à mieux se connaître, ainsi que les autres. C’est formateur, et sans doute est-ce un des objectifs de l’écriture que de grandir par elle.
Mais putain, je pensais pas que ça faisait si mal.
Oh, oui, il y a des tournures de phrases que j’ai trouvé trop ampoulées. Un peu comme si ta plume se débattait avec ses peurs, justement, son invariable connaissance d’elle-même. Mais… Il y a tant de phrases précises. D’une précision de scalpel.
On sent une envie, une rage, et un rejet quelque part du réel. Ce réel qui est besoin pour tout esprit artistique. Ce réel qui fait office de Dieu à la Plèbe qui n’a que lui. Je comprends que des proches aient pu se sentir visés. Après tout, les proches croient qu’une plume connue pointe toujours dans leur direction. Invariablement, ils te font le procès de nombrilisme, alors que leur outrage est bien plus autocentré.
Aujourd’hui encore, tu souffres de leur réaction. Peut-être parce qu’en réalité, t’aurais aimé ne pas être jugé sur tes rêves et tes angoisses intellectuelles. Sur ton besoin d’isolement. Etre seul, aimer cela, ce n’est pas être misanthrope. Seuls les pauvres d’esprit le croient. Parce que lorsqu’on est brillant, imaginatif, intuitif et rêveur, lorsqu’on a ces facultés, on n’est jamais seul. On prend le temps de rêver, penser (pour ne pas dire « Panser » comme Irénée) ce monde qu’on trouve généralement absurde et fascinant. En un sens : carrément surréaliste.
Ils auraient pu simuler leur compréhension, ou à défaut, se passer de réaction. Mais bon, c’est la faiblesse pratiquement systématique des proches : de croire qu’ils peuvent, voire doivent juger, pour signifier leur amour et leur existence à tes yeux.
Tu veux mon avis ? T’en as rien à branler. C’est peut-être plus prosaïque, mais tu sais combien j’aime l’argot pour sa « réelle réalité juste » :D
« Je connais le pouvoir anihilateur de la résignation sur la passion. Nul doute que tu trouveras mille raisons qui te paraîtrons peut-être bonnes, ou raisonnables, pour remettre à demain (à jamais)[…] »
Tu vois, ce passage, il ne me parle pas.Il est ancré dans mon quotidien. Il est vrai. Il m’angoisse et m’obsède bien souvent. Surtout du fait de mon métier. Parfois je m’arrête et je souffle, je ressens cette question : « Putain, et si jamais… Si jamais je me tuais ? » Pas dans le sens physique du terme. Non, nous parlons du sens de ta phrase.
« Si je tuais ma passion et ma raison d’être dans ma quête désespérée de réel, moi qui crains, aujourd’hui encore, de n’avoir que trop rêvé ? »
Camille, je te rejoins parfaitement sur ton paragraphe *la réaction nombriliste des proches*. Il faudrait parfois pouvoir écrire anonymement, ou ne pas faire savoir à notre entourage proche qu’on écrit, pour se soustraire à leurs commentaires. Ils nous touchent forcément plus, venants de ces gens qu’on aime et avec qui l’on partage une partie de notre vie. Et pourtant, eux, ne voient pas ce que l’écriture représente: bien loin d’une simple réflexion sur l’entourage et le quotidien, c’est une plongée en soi, qui ne connait pas de place pour le reste. Les gens sont sans doute trop égocentriques, tu as raison, pour ramener ainsi la couverture à eux, et pire, s’offusquer et se faire mur. Tu sors ce que tu as dans le cœur en place publique, et ceux qui devraient te soutenir et t’accepter le plus sont ceux qui t’abattent le plus méthodiquement. Sans forcément s’en rendre compte…
Pour le reste, étonnant article, oui… un peu surprenant au début, mais la fin est toute digne de son auteur.
Férocement H.U.M.A.I.N :)
Bon, bah merci pour cette réaction. Ça fait très plaisir. :)
Concernant le « Putain, et si jamais… Si jamais je me tuais ? » je suis hanté par cette question, récurrente, qui dans mon cas est à prendre au sens le plus strict qui soit. C’est pas qu’ça m’fasse spécialement envie, mais je trouve ça magnétique, de penser à sa non-existence.
« waïsh, trô chan-maï le moï du past »… oui, ton toi du futur aura sûrement cette réflexion, se grattant la calvitie née à la fin de ses cent premières années de vie, et après avoir avalé une pillule-mémoire lui remémorant ces écrits. Oui, évidemment qu’il y aura abus de tréma dans le futur.
Heu, hein ?