Éloge de la pédagogie

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Les Temps Modernes, Charlie Chaplin.

~ Article écrit par Funky, en première guest-star pour commencer cette année 2014 ! ~

[Il faut du temps pour apprendre à quelqu’un qu’il est entièrement libre.
– Camille Bordas]

Hélas, trois fois hélas, la première chose qui vient à l’esprit, lorsqu’on entend le mot « pédagogie », c’est l’école. Et pour cause, c’est le seul endroit fréquenté en masse où on peut l’entendre prononcer. Pourtant, aucun cours ne s’intitule ainsi. Les professeurs peut-être, au crépuscule de leur bac +5, se voient enseigner cette « matière », mais il est déjà bien tard. La pédagogie est malheureusement un gros mot que j’aimerais entendre plus régulièrement. Trop souvent un privilège, elle devrait être un droit et un devoir. A l’ère de l’information rapide et de la simplification obscurantiste, la pédagogie prend le temps de nous éclairer.

La pédagogie est quelque chose qui ne se manifeste pas chez les animaux, ou dans les comportements animaliers. Ainsi, on ne parlera pas de pédagogie lorsqu’un enfant de six ans vous fait comprendre qu’il a faim, ni quand votre propriétaire vous réclame votre loyer (moi manger, moi posséder). Mais en revanche, on parlera difficilement de pédagogie sans parler de communication.

Les relations humaines (vaste sujet) se basent sur le pilier principal qu’est le dialogue. C’est par essence un processus très complexe où chaque idée a un long périple à parcourir : naître dans un esprit (création), être formulée (expression), voyager au sens littéral du terme vers un autre esprit récepteur (communication), et enfin être reçue et analysée (compréhension). Le périple est long, il y a souvent de la friture sur la ligne, et comme dans tout échange d’information, peu importe l’intention de l’émetteur, seul compte le message reçu. La pédagogie est la clé de voûte qui s’assure que le message émis est bien identique au message reçu. Supprimez cette adéquation, et le monde civilisé se dérobe sous vos pieds. Mais concrètement la pédagogie, ça se mange ?

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Un exemple de communication entre animaux.

Nous sommes tous conscients de l’importance de la pédagogie. Qui n’a jamais ressenti la frustration de ne pas comprendre ? Plus qu’une frustration, c’est également une exclusion, et c’est à l’école que la concomitance des deux éléments est la plus douloureuse, d’où l’amalgame pédagogie = école. Plus généralement dans les films par exemple, au-delà des films animaliers « moi manger, moi posséder », comment faire comprendre un scénario développé tel celui du Prestige sans employer un soupçon de pédagogie ? Au cinéma, c’est une vraie technique : la manière de filmer, l’organisation des éléments scénaristiques et visuels, les points de vue qu’adopte le spectateur avec les personnages etc. De même, ces techniques peuvent être adaptées à l’univers du livre, du jeu vidéo et même (tenez-vous bien) au jeu de rôle où, au-delà du scénario plus ou moins alambiqué, il s’agit également de faire passer un message émotif complexe, via la musique, la luminosité, la prestation théâtrale des participants, bref l’ambiance. La pédagogie est donc parfois une science et un art. Mais mettons dès à présent le hola : elle n’est pas que ça, elle est (figurez-vous) accessible à tous, et gratuite. Illustrons son caractère démocratique avec un exemple déjà cité par Alias :

Question : comment installer Flash Player sur Linux ?
Réponse : tu fais sudo apt-get install flash-plugin-nonfree, mot de passe et zout !

Qu’aurait coûté en effet de donner la signification de « sudo », « apt-get » et « install », sans oublier de préciser d’ouvrir un terminal ? Remarquez toutefois que dans cet exemple, la question est très clairement lacunaire. On devine assez facilement que le message implicite était « c’est la première fois que j’installe un programme sous Linux, en l’occurrence Flash Player, aidez-moi s’il vous plaît, je ne sais pas du tout comment faire », alors que le message reçu fut « il me faut une réponse rapide pour installer Flash Player ». Autrement dit, la faille pédagogique prend sa source dès la formulation de la question, et la réponse est plutôt bien adaptée : c’est de l’information rapide. Ici, les deux interlocuteurs sont restés incompris par manque de détails, de temps. Heureusement, des sites internet comme CCM, ou developpez.com se sont fait les chantres de la pédagogie française en informatique, et les utilisateurs sont très souvent renvoyés vers des tutoriels très complets. « Des tutoriels ? Mais c’est trop long ! y’en a des tartines, je vais quand même pas lire une page web en entier ! » me direz-vous. Certes, il faut faire un choix, apprendre vite fait, ou en profondeur. La pédagogie ne se nourrit que de deux choses : d’attention et de temps, tant à l’émission du discours qu’à sa réception.

La pédagogie permet donc de communiquer, et d’apprendre ce que d’autres ont déjà appris. En cela c’est un formidable moteur du progrès intellectuel et de la diffusion des savoirs. Mais elle suppose implicitement une franchise totale. C’est pourquoi il ne faut pas la confondre avec sa cousine germaine : la manipulation. Les partis politiques, les médias, les astrologues, souvent sont des vecteurs d’informations, mais parfois d’informations biaisées. Biaisée car les limites de l’information traitée ne sont jamais définies, et donc les informations non-traitées sont autant de fausses informations. Il ne s’agit pas de résoudre un problème bien délimité comme « installer Flash Player sous Linux », mais du monde en général, ce qui nécessite une pédagogie infinie (littéralement du temps infini) pour le comprendre. Alors l’information rapide est reine, et le message reçu est soit incontrôlable, soit contrôlé à dessein. Les publicitaires sont les grands champions de la manipulation, car leur message est l’avatar de l’information 1) rapide : aucune information autre que l’existence du produit n’est véhiculée ; et 2) biaisée : il s’agit de persuader l’utilisateur de payer pour ce produit et pas un autre.

On pourra noter que derrière les mots « compréhension du monde », on peut aussi ranger la science sous toutes ses formes. Et souvent la science n’est pas instinctivement associée à la pédagogie. En fait l’apprentissage de la science est un exemple extrême : les problèmes étudiés sont bien délimités, mais comme il s’agit de décrire le monde, leur nombre est infini. Tout un chacun peut se lancer dans la quête de la compréhension du monde, mais la ressource exigée en temps est tellement énorme que seul un public très restreint est réceptif au discours, aussi pédagogue soit-il. La fonction pédagogique avorte, faute de récepteur.

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Ceci n’est pas de la pédagogie.

Comme je l’ai dit, la pédagogie ne se nourrit que de temps et d’attention. Mais c’est là son plus grand défaut, car ces ressources sont d’une volatilité de plus en plus extrême. Les raccourcis sont autant de subterfuges pour rendre l’information plus rapide, plus accessible, mais aussi plus floue, plus difforme. Il y a certes plusieurs degrés de compréhension d’un même phénomène, plus ou moins détaillés, plus ou moins adaptés au public qui le reçoit, mais cette flexibilité a des limites. « Rendez les choses aussi simples que possible, mais pas plus simples. » disait Einstein, le risque de la simplification abusive étant de dénaturer l’essence même du discours. Ainsi, expliquer de la physique sans équations est aussi illusoire qu’expliquer un jeu sans mentionner ses règles : cela meuble cinq minutes de discours, ce n’est pas forcément plus simple, et c’est souvent vague. Enfin, au sein d’une démocratie, la question peut se poser : des domaines aussi complexes que la politique et l’économie peuvent-ils être vulgarisés sans biais au citoyen non-spécialiste via le format des médias actuels ? Qui plus est, si tout un chacun peut voter, qui peut se vanter d’avoir une expertise solidement bâtie sur des connaissances et une prise de conscience à la hauteur de la complexité du monde ?

Je conclurais donc ainsi : la pédagogie n’est rien d’autre que le bras armé de la lutte contre l’élitisme communautaire, et contre l’aliénation des masses. La science, l’informatique, l’art, l’économie, la politique, le jeu de rôle, très souvent, ces domaines sont considérés comme cloisonnés, réservés à des communautés consanguines fermées sur elles-mêmes. Trop compliqués, trop chronophages, ou tout simplement à contre-courant des moyens de communication en vogue (écrire un livre, non mais ça va pas la tête ?), ces domaines comptent à n’en pas douter quelques acteurs tournés vers le grand public. Être ou écouter un pédagogue, et diffuser ses explications, c’est donner le pouvoir à tout un chacun de s’instruire et de se divertir librement. De plus, dans une démocratie où chacun prend part à la vie politique, « Pédagogie » devrait être écrit en lettres d’or sur le fronton des mairies, avoir une place de premier choix dans les médias et surtout, surtout être au premier rang des exigences des citoyens.*

La pédagogie n’est pas seulement un artifice de professeur bien-pensant, elle est l’apanage de toutes les relations humaines évoluées, et doit être présente à l’esprit de quiconque entreprend une communication élaborée. L’honnêteté intellectuelle impose qu’elle ne soit jamais négligée au profit de l’efficacité ou du communautarisme. Enfin, la dimension pédagogique d’un discours, si elle est gourmande en temps, sublime son seul contenu, en suscitant… l’intérêt.

~ Funky

*A ce propos, le lecteur est vivement invité à jouer à Democracy 3, un excellent jeu de gestion qui donne à la politique ce que Age of Empires donne à l’histoire.

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