Il y a quelque-chose de gênant à dédier nos œuvres à nos proches disparus. Le réflexe paraît naturel au début – de rendre hommage à celles et ceux qui nous ont portés jusqu’ici, permis parfois de créer ce que nous leur dédions ; il ne l’est pourtant pas tant que ça. Lors de la parution de mon premier livre, je le dédiais à mon webami Thibault, mort en 2011, avec lequel j’avais fourbis mes premières armes en ligne. Le geste m’avait paru simple, évident, devançant toute réflexion. Ma vie était alors fort peu marquée par le deuil – jamais en fait, à cette exception tragique. Puis le temps a passé, la vie suivit son chemin sans cruauté excessive mais sans conciliance non plus.
Il y a quelque-chose de pitoyable à empiler nos petits pavés comme autant de pierres tombales miniatures, minuscules hommages posthumes sans rapport bien évident avec ceux qui nous manquent. Ces petits bouquins qui font de nos bibliothèques des cimetières partagent la nature profonde des discours post-mortem → le fait d’arriver exactement, pile poil, d’un cheveu peut être mais inexorablement trop tard. Trop tard pour dire à celles et ceux que l’on aime qu’on les aime, qu’on est là grâce à eux, trop tard pour dire combien ils nous portent, combien l’on est comme eux – et l’on en tire fierté. Les morts sont précisément les seuls à qui l’on ne peut plus rien dire. Dédier un bouquin n’est-il pas une redondance insuffisante ? Comme une tentative de rompre ce qui nous semblerait, sinon, et peut-être à tort, un insupportable bloc d’indifférence. Tentative piteuse d’auto-justification auquel nos morts répondent par le silence auquel il nous faut, dès lors, nous habituer.
Mais comment ne pas faire comme si de rien ? Comme si nous n’étions pas profondément bouleversés par leur mort, par son inexorabilité, son définitif, le pli qu’elle marque à nos vies comme une ride à nos fronts – nous petits individus si étanches, si forts et si fiers de s’être « construits tout seuls » alors que c’est tellement l’inverse.
Peut-être que nos vies trop publiques devraient simplement apprendre parfois à la fermer, à panser leurs plaies entre soi, dans l’ombre, avec la famille et les proches, exactement au contraire de ce texte. Garder pour soi → rester riches de ces autres → qu’ils vivent à travers nous, comme une transmission. Faire vivre leur flamme, leur souffle (malgré le délitement lui aussi inexorable), à travers ce que nous faisons et avec la certitude – non que nous faisons « comme ils l’auraient fait » ou qu’ils auraient compris et approuvé toutes les pistes que nous arpentons – mais de leur absolue confiance en nous.
Savoir que la peine, la douleur et le doute sont de toute façon inaudibles – puisqu’il faudrait, pour les entendre, être passé par le même parcours, avoir nostalgie de ce que nous avons vécu, amour de ceux avec lesquels on l’a fait. A chaque rue sa peine, peut-être. Ou assumer de se faire point de passage, pont de transit, nœud coulant entre ces inconnus mutuels – vous là, qui lisez – et ceux dont je vous parle et que vous ne pourrez plus connaître, qui sont partis, ceux qui me furent tellement chers et qui me firent, à des époques un peu plus révolues chaque jour. Assumer que si vous ne connaissez d’eux que moi, c’est par moi que je pourrai vous parler d’eux – ou porter quelque-chose au-delà des mots, un engagement, une force de vivre, une certaine vision du monde venue d’eux. En l’occurrence généreuse / ouverte-offerte / constructrice / dédiée / engagée / grande gueule pourquoi pas ? / force en marche / érudite et populaire. Vous dire que ce que vous lisez d’ordinaire de moi, vient d’eux. Rien de ce que je fais n’est mon produit, encore moins ma propriété, mais celui d’un faisceau de relations, de situations, d’époques, d’un tissage fort-serré à l’inextricable de ce tout, lié-noué, qui jaillit, à un moment donné, sous une forme ou une autre. Vous le dire non pour que vous partagiez ma peine – je m’en fous – et c’est impossible – mais pour assumer tête haute, sans sécher mes yeux, et vous dire d’où je viens – à défaut d’où je vais.
En forme de remerciement tardif.
Faute de mieux.
~ Antoine St. Epondyle
Pour reprendre un élément de sagesse pioché – on est geek ou on ne l’est pas – dans la série X-Files, « nous vivons aussi longtemps que la dernière personne qui se souvient de nous. » Dédier un ouvrage à un disparu, proche ou non, c’est offrir une parcelle d’éternité à ce souvenir.
Du pitoyable au grandiose, il n’y a souvent qu’un pas.
Un nom sur une page, diffusé à un public qui ne connaîtra jamais que ce nom, je ne trouve pas ça « une parcelle d’éternité ». La référence ne peut pas, alors, être comprise. Si ?