— t’es ou ?
— chez moi.
— ça va ?
— oui
et toi ?
L’onde glaciale perce le cuir de mes chaussures et me procure une sensation désagréable, envahit mes orteils avec de petite bulles silencieuses. L’eau monte vite et ne tardera plus à tout recouvrir.
Au-delà du balcon où je me tiens silencieusement scintillent les innombrables lueurs du vis-à-vis lointain. Mon souffle créé une brume légère dans l’air noir et tranchant du mois de décembre, et j’entends les voisins s’époumoner quelque-part en face. Une légère odeur de weed perce la surface plane de la flotte en petits pets discrets – et me parvient en volutes indiscernables. Déjà, on aperçoit sous l’eau les lignes parfaites des premières connexions au réseau, fusant à vitesse grand V vers leurs destinataires anonymes, comme autant de vers luisants tracés à la règle. Le froid imprègne mon pantalon et remonte les mailles par capillarité, dépasse le niveau de mes genoux.
Je monte sur le tabouret.
— oui on est chez machin
— ok
c’est sympa ?
— oui tu nous manque !
tout le monde est bourré mais c’est rigolo
atta je t’envoie un message vocal
› 31_12_17_23h38.wma
Le hurlement indistinct qui fracasse le silence semble venir d’un autre monde. Mélange de sono poussée à fond et de foule braillante, compressé par un mauvais micro, gueulé par de mauvaises enceintes, écrasé sur deux secondes d’enregistrement. Le vacarme mal retransmis du réveillon de mes trentenaires de potes s’interrompt brutalement ; impossible de savoir ce qu’ils disaient. Je le devine. Les immeubles d’en face se détachent comme d’énormes golgoths dans la nuit. Tous ont des fenêtres allumés, même les bureaux où – sans doute – un vigile poursuit sa ronde solitaire entre machines à café et open-spaces. Et l’eau atteint maintenant le troisième étage, trempe à nouveau mes chaussures qui n’ont pas eu le temps de se vider. A quoi bon monter plus haut ?
Autour de moi flottent les couches superposées de pages agglutinées, délavées d’une encre noirâtre et illisibles. On passe sa vie à tout archiver, à tout nouer à des bouchons de liège, petites bouées, pour que tout surnage – j’ai cette folie de l’archivage, je suis terrifié par l’oubli – et tout surnage en effet. Délavé, dilué jusqu’au liquide, masses de papier mâchées par la montée des eaux qui superpose par transparence ces milliers de lignes écrites rendues totalement imbitables, et qui pourtant me semblaient si importantes alors. Charriées par les remous las de la marée montante, mes cahiers et journaux, livres jamais lus, entassements de papier pour plus tard, importances primordiales, déchues, souvenirs qui n’en sont plus. Je ne comprends même plus le peu que j’arrive encore à lire.
Le trafic se densifie sur les autoroutes de l’information qui câblent les solitudes et isolent maintenant chacun dans sa soirée – le temps d’écrire à bidule. Combien y pensent en engloutissant leurs toasts et combien, dans les flots de champagne, ravalent comme moi leur boule dans la gorge d’un reste d’angine et de la tristesse du temps qui fuit ? Sous les millions de tonnes d’eau qui recouvrent la ville à mes pieds, j’entends les beuglements festifs des étages d’en dessous. Je rêve d’une coquille de noix pour rester encore un peu là, dans ce maintenant, alors que le froid de l’après m’atteint le haut des cuisses et me gèle les couilles.
— rien compris lol
— atta je leur dis de refaire
— c’est bon tkt
je suis pas trop dans le bain.
— ok
tu fais quoi du coup?
— rien je suis chez moi.
je me gèle
— lol c’est triste
— non tkt
— ok bon bah on s’appelle demain
là j’y retourne
t’as le bjr de machin
— merci embrasse-la
a+
— ++
La musique assourdie d’un obscur tube des années 2000 répercute de petits frissons à la surface du miroir. En me penchant un peu, je distingue sur l’eau ma silhouette découpée sur le contre-jour du plafonnier. La cendre de ma cigarette tombe aléatoirement sur la surface qui se ridule d’une onde imperceptible dans le noir. Et le froid grimpe jusqu’au niveau de ma ceinture.
Décembre vient de passer en coup de vent. Le reste de l’année aussi, qui pourtant s’est trouvée bien remplie. J’ai encore des courbatures, les jambes et les bras comme sucés du peu de forces qu’ils aient jamais contenus. Un reste de migraine que n’entament plus les médocs rôde dans l’hémisphère droit de mon crâne achevant, me semble-t-il, les derniers neurones qui restent.
Et la marée qui atteint le bas de mon t-shirt, m’arrive bientôt au nombril et me fout la chair-de-poule. Une petite pensée pour celles et ceux qui, cette année encore, n’ont pas flotté jusqu’ici. Celles et ceux qui n’avaient plus la force de grimper dans les étages encore secs. Une pensée enfin, pour celles et ceux qui se sont vus, sans y croire, délavés par la flotte, glisser hors d’eux-mêmes, rejoindre l’abîme des souvenirs qui flottent en contrebas, et qui ne savent plus, dès lors, où ils sont.
Il paraît que ceux qui regardent trop longtemps vers le fond y perdent la notion des choses. Qu’on peut se noyer à trop sonder les profondeurs du passé.
Le froid saisit lentement ma gorge, langoureusement, presque à reculons, alors que mon torse est rigidifié par la gangue glaciale d’obscurité qui l’enserre et faire s’affoler le palpitant dans sa cage. Alors que le fluide glacial me noie à hauteur des épaules et me donne la chair de poule, j’entends le décompte hurlant de l’appartement voisin faisant poper les bouchons. Derrière, dans le studio inondé surnagent quelques souvenirs de l’année, mal rangés ou accrochés sciemment les uns aux autres. Pour certains, je n’aurais pas cru qu’ils flottent. Et l’eau, monte. Monte. Monte. Me lèche le lobe de l’oreille et dépasse le niveau du menton. Une gorgée avant le grand saut, et je scelle mes lèvres l’une à l’autre. Inspire par le nez alors que l’onde titille le bas de ma lèvre inférieure.
Tends le corps entier,
pointe des pieds.
Mes cheveux trempent et l’arrière de mon crâne.
Ferme les yeux
retiens tes larmes.
Apnée.
~ Antoine St. Epondyle
Vais devoir le relire. Suis pas sur de tout comprendre.
Mais ça fait 2 ans que j’ai pris l’habitude de couper mon téléphone le soir du réveillon: je le fête avec les gens qui sont là. J’aurai bien le temps le lendemain d’envoyer des tombereaux de SMS…
Merci de m’avoir ôté les mots de la page, voire de l’âme, Antoine. À devoir les écrire, je me serai aussi noyer… Des mots qui me parlent (à moi tout du moins) de la fuite du temps, de ne pas trop savoir ce qu’on fait là ou pourquoi ou pour quoi, exacerbé par ces artifices imaginaires des institutions et des fêtes aussi futiles qu’indispensables pour ne pas se perdre tout à fait (peut-être). Heureusement, en général, on survit à la marée qui se retire malgré nous, malgré tout. J’imagine que tu respires de nouveau… ce serait un comble pour un « hordeur » de manquer d’air ;-) Merci à toi pour ces mots et ces autres articles/posts que j’apprécie beaucoup (dernièrement celui où tu parles du jour où la Terre d’arrêta… je suis en train d’écrire une nouvelle qui emprunte certaines chose à ce scénario). Au plaisir de te lire.
J’applique la méthode donnée par la Horde. « Respirer sans en avoir l’air. » :)
Merci de ton message.