Il vient de partir. Par la fenêtre, je le vois courir sous le crachin, puis disparaître dans la nuit. Il monte dans sa voiture, sans un regard en arrière. Au début ils venaient tous les jours. Puis toutes les semaines. Et maman a cessé de venir. Aujourd’hui ils se souviennent à peine que j’existe. Si seulement j’existe encore. Je ne sais pas combien de temps il est resté cette fois. Sans doute moins que la fois d’avant, il y a un mois. Ou un an ? Une éternité.
Comme d’habitude il est resté debout et n’a pas retiré son manteau. Il a parlé de ma mère, de mon frère. De ma soeur aussi. La vie continue là-bas. Cela me parait si loin. Comme les autres fois, il m’a expliqué pourquoi j’avais du quitter la maison. Une deuxième fille dans une famille respectable passe encore, mais une fille rousse c’était impensable. En restant là-bas, j’aurai été au mieux un fardeau pour mes parents, au pire j’aurai mis toute la famille en danger. Alors on m’a mise ici, et je ne me suis pas plainte. Je ne sais pas pourquoi il s’excuse toujours autant. Je sais que c’est ma faute. Que le problème vient de moi. Il m’a posé des questions. Il m’a demandé si Madame Yi était bien gentille. Je ne sais plus si j’ai répondu.
Ça fait longtemps que j’ai vu cette pièce. J’y passe pourtant mes jours et mes nuits. Depuis deux ans. Trois ans ? Depuis des années. L’appartement est assez grand, mais je ne m’éloigne pas du salon. Au début, le cilice me faisait trop mal pour marcher. Avec ses clous en fer qui me tailladent la cuisse, je n’arrivais pas à me lever. Maintenant c’est à peine si je le sens. On s’habitue à la douleur, même la plus intense. Lorsqu’on perd l’espoir de s’en délivrer, on s’y adapte. Et elle finit par façonner notre corps, notre façon de vivre, et au final notre âme elle-même. Aujourd’hui j’arriverais peut-être à marcher si j’essayais. Mais je reste toujours dans le coin de la pièce, le seul d’où je peux me raccorder au Réseau. Le Réseau, c’est tout ce que j’ai.
Tous les jours Madame Yi vient m’apporter des nouilles et s’occuper de moi. La plupart du temps, je ne m’en rends même pas compte. Je suis en ligne. La seule chose que le Réseau n’efface pas tout à fait, ce sont les odeurs du restaurant qui me parviennent même quand la fenêtre est fermée. En fait, la fenêtre est toujours fermée.
Je ne me souvenais pas que l’appartement était si vide. Apparemment, quelqu’un est venu prendre des meubles. L’espace semblait moins grand avant. Plus sombre aussi. Mais on a presque tout pris. Tout sauf le vieux fauteuil. J’aurai bien aimé avoir le vieux fauteuil. Mais il est de l’autre côté du salon, et pour l’atteindre je devrais me lever. C’est impossible, le câble de mes lunettes ne va pas si loin. Alors je reste assise sur le parquet. Contre mon mur. A côté de la fenêtre.
Le Réseau, il me montre l’extérieur. Cet extérieur que j’ai quitté depuis des années, celui ou les gens ont peur de tout. D’eux-mêmes, et de nous. Avant, il m’arrivait de quitter l’appartement. J’allais dans la rue, et même jusqu’au parc parfois. Aujourd’hui, je n’y vais plus. Quand j’étais petite, ma mère me disait de toujours garder mon bonnet bien sur ma tête en dehors de la maison. Je n’aimais pas ça, mais c’était la règle. A l’école, j’avais même une amie. Elle s’appelait Sarah. Et puis un jour, en sortant de l’école, les autres enfants nous ont attendus. Ils se moquaient de moi, ils m’ont insultée et ils m’ont poursuivie dans la rue. Quand ils m’ont retiré mon bonnet, j’ai hurlé. Alors ils m’ont frappée très fort avec les mains et les pieds. Et j’ai roulé sur le sol. Je me souviens du rasoir brillant, ils m’ont coupés les cheveux. J’ai eu très mal, et j’ai pleuré. Sarah aussi a pleuré. Mais elle n’a rien dit.
Ça fait des années que je n’avais plus pensé à tout ça. J’ai envie de pleurer mais je n’y arrive pas. Mes yeux me font mal, je n’ai plus cligné depuis des semaines. La lumière qui filtre par la fenêtre me cogne dans la rétine. Et les lointains bruits de la rue me donnent mal à la tête. Migraine ! Comme une scie qui me tranche le cerveau à chaque mouvement. J’ai envie de vomir et je pleure enfin. Et même mes larmes me brûlent les yeux.
Tout cet environnement me dégoûte et je ne veux plus être ici. Je remets mes lunettes pour rentrer chez moi. Loin de mes souvenirs, de la douleur physique. Dans le Réseau, je vois la mer et les lueurs de l’aube sur un autre monde. Un monde loin de mes parents et de la violence du dehors. Là-bas, il n’y a plus de famille, ou de gens pour me faire du mal. Alors je me sens vide de cette rage qui me brûle le corps et l’âme. Là-bas, je peux arrêter complètement de penser, jusqu’à cesser d’exister. On s’habitue à la solitude. Et lorsqu’on perd l’espoir de s’en délivrer, on s’y adapte.
~ Antoine St. Epondyle
Il manque un je ne sais quoi pour que ça soit plus poignant. C’est déjà très bien comme ça, mais je me serai attendu à avoir une boule dans la gorge au fur et à mesure que se déroulaient les pensées, et ça n’est pas venu. Peut-être que la fin n’est pas à la hauteur du début. Il faudrait analyser plus en détail pour le savoir…
Mais sinon, ça va toi ? Sans préambule aucun, par ce texte on dirait que tu veux te tirer une balle dans la tête :)
Merci du retour. Effectivement je me doutais qu’un peu de finitions seraient idéale, mais du coup a force de travailler dessus j’ai du mal à prendre du recul sur ce texte. Des idées pour l’améliorer ?
Et oui, ça va très bien. Merci de t’inquiéter. :D
C’est sûr, un auteur a toujours le plus de mal à prendre du recul vis-à-vis de ses œuvres que n’importe qui d’autre, et j’en sais quelque chose.
Des idées pour l’améliorer ?… Pas évident. Une analyse profonde et un peu moins succincte permettrait sûrement d’y voir un peu plus clair. Mais comme ça, à vue de nez, il n’y a que peu d’éléments qui me sautent aux yeux.
Je l’ai toutefois relu pour essayer de tirer quelque chose de concret de ma critique. Je pense qu’il y a un problème de vocabulaire et de tournure. Par exemple, si je prends juste ta dernière phrase « Et lorsqu’on perd l’espoir de s’en délivrer, on s’y adapte. », je la trouve un peu trop légère par rapport au sujet. Si par exemple tu dis « Et lorsqu’on perd tout espoir de s’en délivrer, on l’accepte. », il y a un côté plus ferme et plus définitif. « tout espoir » est plus insistant que « l’espoir » et « on s’y adapte » tend à dire qu’on peut faire avec tout en gardant un peu de soi.
Dans ton texte tu évoques le fait de « pleurer » a plusieurs reprises, mais ça fait contraste avec « la rage qui me brûle le corps et l’âme ». Pleurer est une expression de tristesse plutôt soft alors que ce qui lui arrive lui déchire les entrailles. Si elle avait l’énergie de bouger frénétiquement, elle pourrait gesticuler, briser des objets, ravager quelques tissus à s’en arracher les ongles, hurler à s’en brûler la gorge… Je ne ressens rien d’aussi violent et brutal qui pourrait illustrer cette rage que tu évoques.
Sur ces courts exemples, j’essaye de te montrer la voie. Je pense que la tournure de tes phrases et le vocabulaire utilisé minimise la puissance de la tragédie, pas seulement sur la dernière phrase mais un peu partout dans ta nouvelle.
Enfin, je pense que tu pourrais accrocher un peu mieux le lecteur, l’impliquer davantage. Lui faire ressentir le pourquoi de ces mots. C’est la fille qui parle, mais comment ses mots nous atteignent-ils ? Comment faisons-nous pour l’entendre ? Ça pourrait être présentée comme une sorte de supplique anonyme qui circule sur le réseau, une bouteille numérique à la mer internet, quelque chose qui ferait que le lecteur sait très exactement de quelle façon ces mots lui parviennent, voire quelque chose qui indiquent qu’ils lui sont adressé personnellement, en rajoutant des phrases impliquant le lecteur comme « il est possible qu’il soit trop tard quand vous lirez ceci » (c’est un exemple, je ne sais pas si c’est utilisable).
Bref, j’espère que tu saisis mon point de vue, même si ça n’est qu’un point de vue. Si je décortiquait totalement ton texte, je pourrais peut-être en tirer autre chose, mais pour l’instant, c’est tout ce qui me vient.
Très intéressant !
Il y sans doute de quoi travailler sur une version 2 grâce à ton point de vue et tes conseils. En fait, je crois aussi que la taille vraiment courte n’aide pas à rentrer dans l’histoire, en allongeant et en travaillant sur les points que tu indique, je pense améliorer sensiblement le côté poignant du texte;
Merci à toi !